Un hasard, oui, quoi d'autre ? Des millions d'individus autour de nous,
des milliards au total, des vivants, des morts, des pas-nés... Logique
que tout cela soit de la loterie. Alors ça trie, on trie malgré nous
toute la journée les êtres qui ne nous conviennent pas dans une grande
foire de l'a priori, du préjugé, où l'orgueil et la bêtise sont rois !
On refuse telle personne, on nous refuse, de concert, tout le temps. Je
ne le voyais pas tout ça avant. Pas bien. Des miettes, je devinais un
peu, rien de net. Seul de toute façon, depuis que je pense, je sais que
je le suis, seul, du premier au dernier jour. Penser, c'est ça, c'est
s'isoler, avoir un petit temps pour se voir, seul, dans la mélasse de
nos vies vides.
Je me souviens très bien, elle m'avait déjà vu, repéré, sélectionné,
comme on met ses courses dans le chariot... Eté 1990. Dix-huit ans.
Jeune, presque insouciant, courant après un ballon avec les gosses de la
colo derrière moi. Je l'avais à peine sortie du lot, plus âgée, au
ménage, pas les mêmes horaires. Je n'y pensais pas à cette femme, je
pensais à la femme en général, celle qui s'écartait de mes mains alors
que j'avais tant besoin d'elle.
Dix-huit ans, une seule expérience au lit, un été avant, rien compris.
Dix-sept ans. 14 juillet 1989, le feu d'artifice du bicentenaire... Ce
sexe qui pointe et qui se repose après, sans avoir pénétré vraiment,
atteint ses objectifs. Petit pétard mouillé. Bander toute la journée
pour arriver à ça la nuit, tendu, détendu, tendu, retombé... Tant de
gentillesse pourtant chez cette jeune femme, si douce et attentionnée.
J'ai oublié son nom. Elle était opiniâtre, ne faisait pas attention à
mon copain, à côté de nous, dans la tente, qui faisait semblant de
dormir, les cils trahissant l'activité de ses yeux, pauvrets palpitant
sous sa paupière. Elle enserrait mon engin paumé gentiment entre ses
lèvres pour qu'il retrouve un sens, quelque chose. Le matelas de mon
copain qui se dégonfle en même temps que moi... Dix-sept ans, toujours
cette sensation de ne pas vivre, de ne pas savoir comment faire, pour
étreindre quoique ce soi.
Un hasard, des mots échangés, imprévus, imprévisibles. J'ai un peu bu,
cet été 1990, à la première fête entre animateurs. La lune est haute
au-dessus de nous, bien tranchante. Le Garbet, petit torrent joyeux,
perce un sillon dans l'herbe fraîche dans laquelle mon corps a versé,
aidé, poussé même par cette femme, plus âgée, plus expérimentée en tout.
J'avais sur sa demande récupéré deux verres et une bouteille à la fête
pour nous les amener dans le nid douillet des herbes hautes, à une
cinquantaine de mètres. Le monde est beau entre les brins, sous la lune,
croissant fin de Moulhule. Elle contrôle tout, ses regards, la
bouteille, me flatte, loue mon corps, me pose dix questions, me parle de
ma sœur qu'elle connaît de l'été dernier. Je suis, comme je peux,
dépassé en tout, la question de savoir si elle me plaît n'est même pas
posée à l'intérieur de ce qui reste de mon crâne en feu. Ses lèvres
arrivent avant que les miennes s'entrouvrent, je suis, comme je peux.
C'est bon les lèvres, sa langue qui cherche la mienne, lèche mes lèvres
qui semblent comprendre enfin ce qui se passe, petit message au cerveau,
vannes qui s'ouvrent. Le nombre des étoiles varie au-dessus j'en suis
sûr. La lune aussi accélère. C'est cette année je me souviens que j'ai
suivi les trajets de l'astre. Là, à se mordre les lèvres, la bouteille
renversée, les verres égarés, je suis bien. Des pas nerveux nous
frôlent, l'herbe chante pas loin de nous mais elle m'attire, je ne vois
rien, elle m'attire contre elle, contre son sein. Elle m'invite dans sa
chambre, là, tout de suite. Je bande. J'ai peur. Pas d'autres rencontres
entre les deux étés. Peur de ne pas réussir à bander pour elle, pour
toutes les femmes. Peur de vivre sûrement. Je la suis, comme je peux
dans son bâtiment, gravis comme je peux les cent cinq marches jusqu'à sa
chambre. Tout tourne encore après la cage d'escaliers. Elle sort une
bouteille de whisky d'un bidet improbable posé là dans le renfoncement
qui doit être sa salle d'eau. Je n'ai pas besoin d'un verre de plus.
Mais je suis servi, on est sur son lit, on boit, boire et embrasser,
encore. Je ne sais pas de quoi on parle, je sais ses doigts, son corps
qui se presse contre le mien, sa joue douce avec son petit duvet de
poils. Ses doigts qui me cherchent, me trouvent, s'amusent à renverser
mon corps. Je lui dis je pense que je suis comme vierge, pas que j'ai
peur. Elle rit, ce qu'elle peut rire... Elle me flatte, des mots et des
gestes d'une tendresse bouleversante. Pourquoi on ne me touche pas comme
ça, pourquoi on ne me dit pas ces mots tous les jours ? Elle rit,
cesse, mange ma bouche, rit encore. Je ne sais toujours pas si elle me
plaît, ça ne se choisit pas ça sûrement, ça se fait sans nous au moment
où l'on pourrait se poser la question mais nos corps eux savent et
trient, bien en avance sur nous.
Me caresser le sexe lui semble naturel, moi je saute, je sursaute, mes
poils entortillent mon gland, j'ai mal, je mouille, pas du sperme, pas
déjà... Je ne sais rien à part sauter sur son lit, me trémousser comme
une jeune première. Peut-être rit-elle encore au-dedans d'elle, tout est
possible vu la créature. Elle me déshabille, j'essaie de ne pas
arracher son soutien-gorge, ma sœur m'avait montré pourtant quand
j'avais douze ans... Pas moyen, elle plie ses bras derrière elle, comme
un oiseau qui se met à marcher après avoir volé dans un vent trop
violent, et ôte la pièce. Ses seins sautent à leur tour, pas que moi qui
saute, ça rassure. Deux perles dans la nuit, longues, effilées, comme
des larmes qui n'auraient jamais vraiment réussi à pleurer. Une envie,
non un besoin, de les avaler, de les sucer. Les mots ne servent pas tout
le temps. Les perles les surpassent. De loin.
Un hasard, des mots échangés, et c'est le début d'une relation. Peu de
mots, les corps s'élancent après quelques petites phrases, histoire de
vérifier qu'ils le peuvent, dans la nuit, sous la lune. Notre relation,
un drôle d'échange... Comme un entraînement à la vie, à l'amour, à
l'escalade des corps. Elle me montrait les voies, j'essayais de saisir
les bonnes prises. Son plaisir, je me demande bien où elle le trouvait.
Le mien, toujours fulgurant, toujours premier. Et trois fois sur le
métier je remettais mon ouvrage, réserve de sperme intacte, une
véritable outre mes bourses... Seules les irritations et l'épuisement
nous poussaient à souffler un peu, à lâcher nos corps aimantés. C'était
ça, l'amour ? Vraiment ?
La première nuit, épuisé, saoul de plaisirs, je prends l'escalier de
secours pour ne pas réveiller les enfants. Je tangue jusqu'aux
toilettes. Une sorte de soulagement dans l'urine, la vie, se vider, se
remplir... Je chante, oubliant les enfants endormis dans ces dortoirs
inhumains. Je chante un bon vieux Gainsbourg, de toutes les
circonstances le bougre! Marilou, « Après l'amour pisser sagaie ». Seul
au monde, ma queue, ma voix et moi. Du moins, je le croyais. Une ombre,
une sorte d'homme, recroquevillé, pas plus lourd qu'un fantôme, me
parle, s'adresse à moi, je ne le connais pas. Sa voix est si faible...
Je rentre ma chanson, elle devient vulgaire dans d'autres oreilles. La
forme humaine me demande si j'étais avec elle, m'explique entre deux
sanglots qu'il est son ami. Je ne peux nier, après mes paroles chantées,
« record à corps homologué », je présente mes excuses à cette absence
de gravité. C'était lui qui faisait chanter et crisser l'herbe à côté de
nous tout à l'heure. Il abonde en pleurs, je vais me coucher, la tête
débordée.
Le lendemain je lui dis que j'arrête avec elle, qu'elle aurait pu me
dire pour son ami, que j'ai peur sans préservatif, que je ne vois pas
pourquoi on continuerait. En trois mots, elle me calme, leur histoire
est terminée, il s'accroche, elle a fait un test avant l'été, elle me
veut...
Son ami, ensuite, elle l'a poussé dans l'escalier quand il insistait
pour que leur histoire continue. Elle me le dit comme ça, entre deux
verres, une nuit. Elle rit en évoquant sa surprise et sa chute, son bras
tordu, plâtré. Je ris pour l'accompagner dans son rire.
Cinq semaines à arpenter son corps, un jouet infini. Elle me parlait,
m'indiquait quoi faire, où m'attarder, comment. Mais mon corps tendu
comme une flèche exultait, suait, écrasait, mangeait. Après l'amour,
l'amour encore et la douche, l'amour encore sous la douche, toujours
quand elle me savonne, quand ses doigts glissent savonneuses entre mes
fesses. Debout, au lit, sur le rebord de la fenêtre, tout le temps. Il
m'arrivait en pleine journée, au moment du goûter, de laisser mon groupe
d'enfants pour monter la voir, un petit whisky sec et l'amour en deux
minutes, contre le mur. Et je redescendais la volée de marche pour
ranger le goûter et reprendre la partie de foot ou de gendarmes et
voleurs.
Elle me murmurait toujours des mots incroyables à l'oreille pendant
l'acte. Prends-moi, par derrière, plus vite... Je m'exécutais. Je
découvrais ce que je pensais être la vie. A fond. Je ne voyais pas de
fin à ces pratiques, je crois même que j'étais bien avec elle, comme ça.
Dormir avec elle en secret, rejoindre mon dortoir à 6h30 tous les
matins, dans le silence et la brume. J'aurais fait ça toute ma vie, ses
lèvres et sa langue avalant tout mon corps d'adolescent dégingandé et
attardé, sa folie, ses lectures, sa soif infinie, son corps mûr à
point... Qu'avais-je fait avant de la rencontrer ? Avant elle, le néant.
Je ne pouvais pas penser qu'après j'embrasserai de nouveau le vide.
Un hasard, des mots échangés, et c'est la fin de cette même relation.
Trois jours avant la fin de la colonie, elle a lancé sa bombe, ces
quelques mots, avec un air détaché, plein d'assurance même. Elle est
enceinte. De moi, bien sûr, qui d'autre ? Si si elle prend la pilule
mais ça peut arriver quand même. Je pouvais me protéger si j'avais
voulu. Elle me dit savoir que je ne peux rien assumer, que notre
histoire n'en est pas une. Chacun de son côté, c'est mieux. Elle ne
répond pas à mes questions, comment c'est possible, veut-elle le
garder... Elle me sourit, me fait bien comprendre que je ne peux pas
suivre, que je ne peux rien faire. Ne pas pouvoir.
Pendant six mois j'ai guetté son ventre, caché dans la rue, à
l'attendre. Rien. Rien ne semblait pousser. Une nuit, je sonne chez
elle, avec un ami. Nous avons déraillé les chaînes de nos vélos et
barbouillé nos mains de cambouis. On monte les laver, dix minutes, pas
plus, ça va, oui, et toi, oui, tu veux boire un truc, oui, je vous
présente Pierre, mon patron. Pierre en peignoir, la trentaine,
manifestement du genre à sauter sa secrétaire. Elle est en peignoir
aussi, les joues rouges, on boit notre verre, toujours le même whisky,
brûlant et sans goût, elle allume un vieux film, Sacré Graal. Le
chevalier noir perd ses membres, un à un, personne ne rit. Son ventre ne
semble pas gros.
C'est la dernière fois que je l'ai vue, en peignoir, le verre à la main, à côté de son patron, les joues rouges.
Avant le néant, après le vide.
Hervé le dervé
Librement inspiré des phrases : "Comment
pouvait-on disparaître aussi facilement de la vie de quelqu'un ?
Peut-être avec la même facilité, en définitive, qu'on y entrait. Un
hasard, des mots échangés et c'est le début d'une relation. Un hasard,
des mots échangés, et c'est la fin de cette même relation. Avant, néant.
Après, le vide." d'Antoine Laurain, Le Chapeau de Mitterrand.
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