vendredi 31 août 2012

Des entrées



- Envers et contre vent,
elle continuait à soulever
son arcade sans sourciller,
décorant avec art
cette présente entrée du passé.
Il y avait encore à faire
dans cette vieille affaire. -
  
 

Des vaches



Parfois, même mon chien est une tête de veau,
son côté peau de vache, certainement.
  
 

jeudi 30 août 2012

Du crochet



- A contempler, on en n'arrivait plus à savoir
si c'est la terre qui crochetait la mer, ou
la mer qui s'employait à crocheter la terre.
Les cieux s'en moquaient, pour eux,
ils étaient pénétrés des deux. -
  
 

Des Caps



Il est un pays de terre, par là-haut, qui aimait tant sa mer, qu'il s'était façonné à son image. Sa terre menait ses vagues jusqu’aux pieds des eaux, trempant ses longues phalanges blanches tantôt directement dans le plein de son immensité, tantôt dans la garnison insaisissable du mouvement des grains.
Il est un pays de vent, par là-haut, qui aimait tant sa mer, qu'à la voir soulevée ainsi des tempêtes incessantes, il avait soulevé sa terre jusqu'à toucher la nue. Il avait soulevé sa terre tant que la mer n'en touchait son chef que la côte brisée. Seuls, les oiseaux semblaient suspendus à l'air.
Il est un pays de mer, par là-haut, qui aimait tant sa terre, qu'il avait ménagé dans le creux de ses aisselles, de petits villages de pêcheurs, où l'on croise coques, bicoques, et fermettes de pierre. Les oreilles et joues plus basanées que rougies, chacun vaque à sa pitance dans l'écorchure naturelle du sein.

Il est un pays, par là-haut, calé entre deux caps tramés de gris et de blanc, plein d'emphase et d'austérité. Il aimait tant sa mer, qu'il lui offrait chaque jour, obstinément, le lait de sa terre. Et cette terre et cette mer, peu à peu, se fondaient l'un en l'autre, et leurs couleurs, pour se rehausser d'opale dans l’œil du marcheur.
  
 

mercredi 29 août 2012

Des ans de plus

  
Les certitudes sont ainsi que les cellules.

Elles composent notre cohérence. D'un an passé, elles continuent de composer, tout en étant toutes différentes. Elles meurent seules, se détachent, tombent, sans qu'on s'en aperçoive, ou sciemment, arrachées, précocement. Elles laissent parfois une marque, un vide que d'autres, progressivement, viennent combler.
D'un an passé, d'avec ce renouvellement perpétuel, suis-je toujours réellement le même ?  Mon corps reste mon corps, et son fond de même. Pourtant, ils évoluent. Chaque jour le drame de la dépose, l'abandon. Chaque jour la joie de l'apparition, la naissance. Des passages indifférents de deuils et d'oublis.
Chaque jour, l'apprentissage des cellules, de leur jeu, leur nature, ajoutée de valeurs en valeurs : épithéliales, souches, de crise, familiale. L'assimilation d'une prolifération qui vient agglomérer de multiples unités alvéolaires dans la masse de ma cohérence douteuse.

D'un an passé, les cellules ont changé. Sont-elles plus vieilles ? Le sac d'os, lui, est le même. Plus vieux.
Et la certitude de lui et de toi en moi. Vieillie, et pourtant si jeune. Et la certitude de lui et de toi en moi, qui lie ma cohérence, hors de tout doute.

 

mardi 28 août 2012

De certaines alternatives

  
  
L'instant d'une
certitude,
que balaient
temps de doutes
et inversement
données

- ballet d'attitudes
qui fait passer
aussi vite
de rat à étoile
et des toiles
à ras -
  
 

lundi 27 août 2012

De la cueillette : De ce que l'on dit

  
  
L'on trouvera toujours mille choses que l'on n'est pas, et l'on pourra les dire avec aisance et assurance. Quant à dire ce que l'on est...
 
 

Des filets




le jour remonte ses filets
il ramène les rayons sur le pont
avec eux les arrêtes de la nuit
les restes de la veille
distribués dans les casiers
ou rejetés à la mer
dessus le chalut du matin
les charognes blanches
nettoient les dernières traces
rendues de la mer
les ultimes rebuts descendus
en sédiments planteront
leurs graines au fond
au matin, à la criée
ils viendront dispenser
ce que le chaland voudra
bien payer de l'obscurité
 
les filets ont toujours à ramener
les filets ne savent pas trier
c'est le jour qui s'en décharge
c'est sur lui qu'ils se déchargent
sur lui que porte la charge
en mécanique enchaînée
là où le temps de la nuit
a prise avec le jour
 
 
 

dimanche 26 août 2012

De la tête


  
  
Finalement on pense toujours être le seul à perdre la tête. On n'arrive pas à comprendre ce que les autres attendent exactement de nous. On n'arrive pas à satisfaire à leurs demandes tacites ou explicites. Tant qu'on en arrive à ne plus savoir vraiment soi-même ce qu'on attend de nous-même. Seulement, peu à peu, on s'aperçoit n'être pas seul, le seul à avoir perdu la tête. Seulement, comment s'y retrouver ensuite, avec toutes ces têtes volantes, de-ci de-là... Comment retrouver la sienne au milieu de tous ces esprits qui errent à leur corps ? On la cherche où pense-t-on l'avoir laissée, l'avoir laissée glisser hors de soi-même, involontairement, inconsciemment. On la cherche sur la ligne temporelle d'où il nous semble l'avoir perdu. On revient arpenter les allées, les bars, les verres, les grèves. On retourne ses poches, les jeans, les vestons de la penderie, les cordes de pendu pour voir, trouver. Comme s'il ne s'agissait que d'un vulgaire trousseau de clefs. Jusqu'au moment où l'on pense comprendre, l'on pense avoir compris. Ce n'est qu'un élément indépendant. On la croyait acquise, mais comme le corps, le cœur, elle reste à apprivoiser, ménager.
Elle flottera toujours à quelques centimètres au dessus de nous, taquine et farouche. Le tout est de... Le tout est de... C'est bien large... Ne pas la laisser prendre le large. Se gonfler d'hélium ou d'orgueil, de valium ou d'écueil. Ne pas la laisser prendre le large. Perdre la tête, ce n'est pas forcément ne plus l'avoir, ni la voir. Seulement un état transitoire parmi d'autres. Comprendre, accepter, reprendre, donner du mou. Envers et contre elle d'abord, les autres aussi, s'il le faut.
Après tout, on l'a perdu, la tête. Personne ne l'a volée. Après tout, elle aussi, a besoin d'un peu de liberté.
  
  
 

Lettre à B.



Fin mai ce ne sont pas mes clefs, ni mes lunettes (ce sera pour plus tard) que j’ai perdues,  mais ma tête.
Un mardi matin, sans crier gare, elle m’a lâchée brusquement. Il est vrai que, depuis pas mal de temps, quelques mois, elle ne tournait plus très rond, battait de l’aile, enfin, était en perdition.
Mais de là plier bagage si vite, si lâchement…

Il y eut des départs, des retours, des silences.
Il fallait rassembler tous les petits bouts de moi égarés, éparpillés.
Echouée, seule, sur la plage, je retournais aux sources, à mes racines. Les pieds portaient, arpentaient les chemins, traçaient leur sillon jour après jour. Mais rien ne bougeait en dedans, rien ne prenait corps.
Les journées étaient rythmées par les coups de fil inquiets et suppliants qui me taraudaient et les textos amis, fil d’Ariane qui guidaient mes pas, évitaient l’égarement.
Pourtant la tentation du courant salvateur fut grande !

Retour halluciné, départ début juillet sans laisser le choix, un sauve-qui-peut qui ne voulait pas s’avouer.
Alors, j’ai cherché sur la plage ce petit caillou rond et lisse, pour toi, mon amie.
J’ai fait cette quête comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort parce que tout foutait le camp, que plus rien n’avait d’importance.

Le 9 juillet vers 20 heures, mes parents sont venus, j’ai compris de suite, ne pouvais que répéter « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible… »

Fin août, le caillou est encore dans son enveloppe avec une fleur séchée et deux brins de bruyère.
Bientôt, Bella, à la terrasse d’un café à Bordeaux, je te donnerai l’enveloppe. Tu l’ouvriras et tu caresseras avec toute ta délicatesse, du bout des doigts, la forme lisse et ronde en disant : » C’est exactement celui-là que je voulais… »

                                Mimizan, le 27 août 2012.

Christine
  

samedi 25 août 2012

Du pied du lit



- Elle s'extirpait de sa couette d'orage, comme la chatte, prudente et lente, de sa chatière. La lumière n'était pas sûre de vouloir éclairer ce que ce jour allait mettre en lumière. -
 
 

De la peau II




Il a pris la lumière de l'été
pour se dorer la peau.
La lumière la lui a rabotée.
Elle a tout de même laissé
dessus un argent sale
sur un océan bancal.

  

vendredi 24 août 2012

De la peau

  
  
Il a pris la lumière de l'été
pour se dorer la peau.
La lumière la lui a rabotée.
Elle a tout de même laissé
dessus un cuivre sale
d'où ressortent en relief rosé
les cicatrices à peine sèches.
Ces blessures n'ont pas de peine,
d'histoires, passées, inaperçues.
Des marques qui ressortent
vides par dessus la peau.
Il a pris la lumière de l'été
pour dorer le reflet sombre,
la falaise de ses yeux en pli.
La lumière les lui a dégauchis.
Elle a tout de même laissé
dedans un étau plombé
où s’essorent les sons écarlates,
les sévices céphaliques.
Ces séquelles n'ont pas de prise,
d'histoires, passées, inaperçues.
Des empreintes qui ressortent
vides par dedans la peau.
Il a pris. Qu'a-t-elle laissé
vraiment pour l'éclaircir ?
Rien de plus que ce qu'il reste
après un orage d'été trépassé.
Quelques reflets sur l'eau,
des jeux de joyaux impalpables,
qui laissent traces aux intérieurs.
Quelques reflets sur la peau,
qui laissent l'impasse intérieure.
    

Du message

   
  
J'ai bien reçu ton absence de message. Ne t'inquiètes pas, je ferai suivre. Attention à ne pas trop prendre, cela devient difficile de rendre ensuite.
Il y a tant à donner.

A ceux qui sont prêt.

A se lancer au vide.
 
  

Un allié dans une jungle sombre




Je marche dans la rue, mets la main dans ma poche droite, ne trouve pas mes clefs.
Transpiration. Préoccupation. Inquiétude.
Aucun double, aucun magasin ouvert, aucun moyen d’ouvrir une porte blindée sans sésame.

En y réfléchissant bien, ce n’est pas si important de rentrer chez moi, mon appartement est triste et monotone.
Guère d’argent sous le matelas, peu de biens hormis des affreux cadeaux que j’ai reçus à chaque fois en souriant bêtement, juste un ordinateur gavé de fichiers inutiles.

Je continue à marcher dans la rue, mets la main dans ma poche gauche, trouve un unique galet.
Apaisement. Réconfort. Plénitude.
Toujours une douce sensation dans un moment rugueux, un allié dans une jungle sombre, un bien-être voisin du malaise…

Benjamin Chemouny


La caresse du caillou




     Disparues. Je ne les ai pas vraiment cherchées non plus, on peut dire. Je n'y descendais jamais. Pas besoin d'une cave ni du pauvre vélo dans la cave. Du vin, imaginons du vin stocké, rangé par vignoble, par année, là oui, je me serais battu des pieds et poings, des barres pour forcer la porte, le cadenas, la serrure. Mais une cave avec un vélo, à quoi bon ?
     Les clefs disparues, j'évitais les antres de mon immeuble, obscurs et angoissants, la minuterie qui nous presse, la saleté de nos vies vides... Ça m'arrangeait presque.
    Et puis c'est comme tout, tu cherches, tu ne trouves pas, l'amour, la rime, la raison, tu ne cherches pas, tu trouves, la facture, les clefs, l'espoir.
    Marie était partie une semaine avant que je me rende compte de cette perte. Les deux absences me semblaient liées, bêtement. On n'aime pas vraiment réfléchir, c'est plus facile les analogies insensées, déchiffrer, profondément, ça fait mal. On préfère rêver, associer les objets, les personnes, les noms, les étoiles, rendre tout symbolique. Elle part, les clefs disparaissent, elle ne revient pas, les clefs non plus.
    Elles, les clefs et Marie, ont suivi l'exemple des enfants, plus rapides, moins bêtes qu'elles. Plus vite partis, seule solution. A quoi bon contempler le désastre ? Elles sont plus lentes à comprendre, toujours. Des ulcères plein le corps, ils ont quitté le navire, les rats. Rongés de l'intérieur, deux petits poissons aux ouïes trop petites, bocal sans air ici, sans eau. Vitale sûrement la fuite.
    Trois pas dehors et les possibles pleuvent. Des parcours de vie à dessiner loin du bocal. Et Marie qui les suit, du regard au début, toujours cette erreur de croire qu'elle peut m'aider, que ça peut revenir, que le goût peut se retrouver, qu'on peut enfoncer le dégoût.
     Avec leurs portables, ils s'envoyaient des nouvelles du front, de notre prison et de leur illusion de vie, dans leur dehors pourtant aussi limité que mon dedans dont je connais chaque couture, chaque frontière, mieux encore depuis qu'ils n'y sont plus, les enfants, les clefs et Marie, mère-courage. Ils doivent continuer, s'agiter toujours, brasser cette erreur d'air, une habitation, un espoir de soi, une forme plate d'horizon.
    De la chimie, il ne reste que le blanc, proche du bleu, que j'aime à diluer jusqu'à en perdre l'essence. Piétiner les camisoles, un temps, ça m'a plu. Jeter les pilules, méthodiquement, à la poubelle, en suivant à la lettre la posologie, pour pourrir la poubelle, pour qu'elle comprenne bien qu'elle était ma nouvelle bouche. Puis j'ai tout jeté d'un coup. L'apothicaire ne venait plus me livrer, la poubelle conservait sa teinte de jeune fille, rouge métallique, loin de la pâleur escomptée, la même que les fuyards. C'est solide le métal et le plastique, bien davantage que les os et la chair.
     Je sortais des nuages, de la ouate, des berceuses savantes et dessous, bien au creux, mes sens retouchaient mes peurs.
   Mes pinceaux avaient eu le temps de sécher. La seule toile que je considérais achevée était l'immaculée que je ne parvenais pas à attaquer, à salir. Un blanc étonnant, plus mat dans mon regard pourtant qu'il n'était granuleux, ou peut-être satiné dans mon salon retourné, tout en tranchées, de temps, de poussières et de choses insanes. On séchait entièrement, à supposer que je fusse encore plein d'un liquide, sang qui ne passait pas, sève qui ne montait plus.
    C'était le moment pourtant de tracer les monstres qui ne m'autorisaient plus à les peindre. Finis les heurts, les impacts de cervelle et de cris qui vidaient mon corps et brunissaient mes toiles, tendues par mes pauvres nerfs.
    Marie et les rejetons ne venaient plus, se contentant de faire sonner mon téléphone à heures régulières, respectant les découpages du temps adoptés par la masse des fouilleurs de merde. La seule image qui perçait encore mes paupières était cet enfant que j'avais croqué à la gouache trente ans plus tôt. Cet enfant aux longues larmes qui scellaient le contour de ses joues rongées par la peur et la faim. Cet enfant de profil à qui j'avais tout donné et qui m'avait tout pris, mes épouvantes, mes cachettes souterraines quand crachaient les avions, mes mains croquées par mes dents de lait, mes rêves. Lui avec sa veste adulte, frappée du svastika, petit enfant russe, petit animal juif qui avait troqué son étoile par la croix pour mieux inspirer cet air interdit, pour relever le menton dans une grotesque assurance, pour venger père, mère, voisins, tous les disparus et rassurer tous les terrés, les tapis dans une ombre de plus en plus courte et fine. Lui, moi, depuis ce jour, fermés.
     Ce n'est pas la clef que je cherchais. J'avais retourné tout l'appartement quand l'éclair me traversa. Ma carabine n'était pas là, elle dormait dans sa housse, derrière le vélo, contre l'étagère, à côté des photos, sous le châssis cassé, dans la cave.
     Les clefs, revenir à la chasse aux clefs ou défoncer la porte, le petit rempart absurde à la délivrance. Entrer, charger la bête, avaler le canon et bras tendus, doigts crochus, presser la détente.
    J'ai surpris le tintement du trousseau quand je jetais à terre le meuble à chaussures de l'entrée. Elles logeaient dans l'une des vieilles tennis d'un des deux enfants.
    Tout en place et la rage et la mort. Lumière, minuterie, poussière, tout m'attendait en bas. Les clefs ouvrent les portes dans ce monde. Pas d'obstacle. L'enfant en tête, ses mains avalées par la veste militaire, son profil, nos larmes, son étoile grimée – rien, entre lui et moi, rien dans les restes de vie ne retient mes pas.
    Elle est chargée depuis toujours, cliquetis bien connus. Mes bras se tendent et tremblent sous le poids de l'arme. Juste avant la fin, mes yeux tournent, cherchent une dernière image, autre que l'enfant, autre que moi.
   Une boîte, petite, en vieux carton fripé, oubliée, devant les albums photos. Elle m'appelle d'une voix plus suave que l'arme. Le canon se baisse de lui-même. Dans la boîte, un caillou gris, tout poli. Il avait déformé les poches de tous mes pantalons pendant des années, fragment arraché de la plage de l'enfance, cœur fragile de la grève.
    J'avais oublié ce petit galet rassurant que je caressais du bout des doigts, à toute heure, la nuit surtout. Souvenir de peau maternelle, folle et douce empreinte minérale, petit savon de lait.
    Entre mes doigts à nouveau – le poids des ans. Il regagne ma poche qui l'attendait.
    L'arme d'elle-même remonte jusqu'à mes lèvres.

Hervé le Dervé

Trousseau de clefs



     Ciel et mer plombés, mélangés sur la ligne d’horizon… Verticale de la falaise dressée à l’arrière. Ballet des mouettes acariâtres dont le cri se perd dans le feulement du vent.
Emmitouflé dans mon ciré jaune, je suis la seule tache colorée de ce grand nuancier liquide et minéral qui va du blanc sale à l’anthracite. Vide de pensée, inerte, posé sur la grève comme une épave rejetée par l’océan, je me force à entrer en résonance avec le vent qui s’époumone depuis des jours et des nuits.
     Mes doigts cherchent machinalement au fond de mes poches : quelques miettes de biscuit accrochés aux fils de la doublure, un mouchoir roulé en boule, du sable venu d’une autre plage, un autre jour, peut-être un jour de soleil… une pièce de monnaie. Pas de clef. Il n’y a pas de clef. Où ai-je mis mes clefs ? Une inquiétude diffuse me pousse à chercher plus avant. Je retourne les deux grandes poches du ciré ; je fouille celles du pantalon, les deux devant, les deux derrière, en me tortillant sur mon assise. La petite poche de poitrine du polo. Qu’est-ce que j’ai fait de mes clefs ? Fébrile, je refais le même circuit trois ou quatre fois : les poches du ciré, celles du pantalon, celle du polo. Je ne trouve rien. Cela m’agace… Et puis mes pensées fatiguées se lassent, se perdent.
     Je racle aussi le fond de ma mémoire, pour voir ce que je pourrais bien ramener au grand jour. Une chanson, quelques visages flous, des échos de ma vie d’avant, des bribes de souvenirs qui s’évanouissent comme de l’eau sur une terre desséchée.
     Il y a tellement de jours et tellement de nuits que je m’efforce d’oublier ce qui a rempli mes nuits et mes jours. Petit à petit, j’oublie… J’oublie même que je ne sais plus où sont mes clefs…

     J’ai oublié les grands jours colorés de jaune et de bleu, les cris des enfants, les portes qui claquent dans la maison au gré des courses et des poursuites. J’ai deux enfants, un garçon et une fille. « Le choix du roi » dit la sagesse populaire. J’étais un roi, du moins j’étais le leur. Et cette puissance qui m’était d’emblée accordée par ces petits d’hommes, qui semblait aller de soi pour tout le monde autour de moi, mes frères, mes amis, mes parents, ma femme, je n’en ai pas voulu. Durant des années, j’ai hésité entre une sorte d’affection fraternelle - une attention enjouée, protectrice et parfois agacée – et un rôle de statue du Commandeur, à cheval sur toutes sortes de principes érigés en règles de vie non discutables. Naviguant sans aucun système de prévision compréhensible, ni pour moi, ni pour eux, entre ces deux pôles trop extrêmes, mes errements ont eu raison de leur attachement. Mes propres angoisses m’ont détrôné, m’ont chassé de la sphère tiède de leur tendresse naturelle. Un jour de silence particulier, je me suis dit que je les avais perdus. Comme ces fichues clefs que je ne retrouve jamais !

     J’ai oublié Hélène, sa façon de se tenir appuyée au chambranle de la porte d’entrée et de regarder d’un air penché ceux qui arrivaient, et ceux qui s’en allaient. Quand je partais travailler, je sentais son regard accroché à mon dos. Je résistais pour ne pas me retourner. Je ne voulais pas me retourner. Peur de rester accroché à ses yeux sombres, de ne plus pouvoir avancer vers ces journées sans elle, peur de redevenir dans le regard d’une femme – ma femme – le garçon écrasé d’une responsabilité non assumée, que j’étais dans le regard de ma mère. Ma mère dont l’ambition inquiète avait fait de moi – son seul enfant, son seul compagnon de vie – cette sorte d’Atlas sur lequel reposait tout l’échafaudage fragile de la vie qu’elle avait patiemment rapetassée, après que mon père se soit évanoui dans la nature, lui, sa belle gueule –dont j’avais hérité – ses promesses et ses paroles jetées en l’air. Ma mère qui avait cru aux lendemains qui chantent qu’il faisait miroiter ! Ma mère qui, du coup, enfermait tout, ses provisions, ses économies, ses souvenirs, ses lettres, ses boucles d’oreille, ses photos, dans un invraisemblable empilement de boites, serrées de ficelles et de rubans, et cadenassées au fond des commodes, des placards et des armoires. Cet amoncellement de secrets et de trésors engendrait une quantité de petites clefs qu’elle transportait, toutes suspendues à la ceinture de son tablier, pour ne pas les perdre. Les perdre, et c’était toute sa pauvre vie qui se serait défaite à nouveau. J’ai enterré ma mère avec ses clefs.  Tentative chimérique pour préserver le peu qui restait de cette vie étriquée dont la seule porte de salut avait été de vouloir faire de moi « quelqu’un de bien ».

     Après la mort de ma mère, j’ai décidé de grandir, j’ai arrêté d’avoir peur et de me cacher pour pleurer. J’ai arrêté de pleurer. En vingt ans, je suis devenu quelqu’un. De bien ? Je ne sais pas. De biens, oui. Belle maison et jolie voiture. Belle entreprise et jolies responsabilités. Belle femme et jolis enfants. Belle gueule et jolies montres. Ma vie comme un scénario de film. Moi dans le rôle titre. Hélène, premier rôle féminin. Et l’armée des seconds rôles, des figurants et des techniciens pour faire en sorte que tout cela tourne. Moteur ! Action ! Coupez ! C’est ce dernier mot que je n’ai pas entendu arriver. Parce qu’il ne s’est pas annoncé. Parce que personne ne l’a prononcé. Il s’est installé insidieusement dans le décor. Est rentré sans effraction dans les pensées des uns et des autres. Les figurant se sont lassés les premiers, ont quitté la scène. Sans rien demander, sans faire de bruit. D’autres ont été plus exigeants. Ont demandé des explications, des raisons, des compensations. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Que je n’y croyais plus, que j’étais fatigué, que tout cela ne m’amusait plus. Les amis se sont fait rares. Ont disparu tout à fait. Après le départ des enfants, Hélène s’en est allé, un beau jour. Je n’ai même pas cherché à la retenir. J’aurais fait la même chose à sa place. Mais on ne peut pas se quitter soi-même.

     Dans la grisaille de cette fin de journée qui se noie dans la brume, je m’ébroue. Je respire doucement l’odeur de chien mouillé qui monte du bord de mes manches. J’ai retiré mes mains de mes poches. J’en passe une à l’arrière de ma nuque, pour masser la douleur sourde qui tenaille mes cervicales, de nouveau, encore, à laquelle je ne m’habitue pas. Je pose l’autre main par terre, sur les galets. Machinalement j’en prends un, lisse et froid. Je passe le pouce sur le grain de la pierre. Si fin, si doux. Ma paume enveloppe très exactement la courbe ronde du caillou. Et soudain, trente ans plus tard, me remonte en mémoire la douceur du crâne de mon fils, si petit, si fragile, dont la chaleur venait se lover avec la même exactitude dans la courbure de ma paume. Un sanglot sec m’étouffe. Sans larmes. Il y a longtemps que je ne pleure plus.

     Je me lève. Je lance le galet. Il fait trois ricochets à la surface de l’océan. Pas mal !

Silvia Bonnet

mercredi 22 août 2012

Du Voyage




     Ce n'est que ça. Ça n'a été que ça. Des voyages. Ou plutôt un long voyage arraché, où s'emboîte une kyrielle d'allers-retours, un amalgame de voyages. Toujours sur la ligne, avec pour toute marge ce vide, de chaque côté. Il le savait depuis toujours, en lui-même. Avant même de savoir syntaxer les mots pour pouvoir le dire.
     Ce fut d'abord d'un monde à l'autre. Le sien, et le monde réel. La quantité de savoirs qu'il détenait pour son âge était en inadéquation totale avec celui de ceux de son âge. Mais d'où, eux, pouvait-il le tenir ? Comment y accéder ? Ce voyage-là fut tardif, comme si une pression invisible avait voulu l'en mettre à l'écart. Alors à quoi bon ces choses-là alors ? Les légendes, les mythes, les histoires ?
     Puis peu à peu cela s'éclaircit : trouver seul la réponse sur le bord du chemin.
     C'était là, et il ne peut que le constater, ça s'affirme dans la longueur. Pas besoin de recul. Pour s'en rendre compte ni sauter. Toujours ces progressions sur la ligne, d'avant en arrière, et inversement. Entre l'authentique et la fabrique. Entre le rayonnement et l'obscurité. Entre le contrôle et la pulsion. Il l'avait bien enregistrer, le schéma. Descente, repentance, pénitence, remontée. Toujours plus haut. D'où cette chute toujours de plus haut aussi. C'était mathématiques, presque. Inéluctable.
     C'était pourtant un gars plutôt gentil, affable, même. Trop peut-être. On n'acceptait pas qu'il puisse dire merde. C'était si rare. Il encaissait si longtemps, que lorsque ça craquait, on n'était pas apte à l'accepter de sa part. Comme si cette franchise qui finissait par déborder était un privilège qui n'était pas acceptable en cette personne. Quand bien même il restait égal à lui-même, qu'il fermait sa gueule, ça ne changeait rien, le résultat était le même.
     Un moment, il avait cru réussir à échapper à cette spirale ascendante qui l'aspirait vers le fond. Rompre tout contact avec le monde extérieur. Ne plus exposer de flanc aux crocs périphériques, conserver les siens pour mieux pouvoir les retourner contre lui-même. Mais les contingences de l'époque ne le permirent.  Les chemins sont bien plus peuplés qu'autrefois. Propriété, monnaie, taxes, supermarché.
     Les uns après les autres, les gens qu'il croisait, inévitablement, tôt ou tard, il avait réussi à se les mettre sur le dos, ou les regarder se détourner, exposant leur propre dos. A présent qu'il lui semble avoir réussi à poser la pierre d'un seuil, avec les murs autour, une seule chose le hantait : combien de temps ? Combien de temps allait-elle supporter ce voyage ? Elle avait accepté, décidé, la nuance a peu d'importance à présent, de partager la route avec lui. Sa confiance en lui était tant entamé qu'il n'était plus en capacité de concevoir qu'elle pût en avoir envers lui, envers eux. Et cette ligne, raide, sur laquelle il s'échinait invariablement. Combien de temps ? Combien de temps allait durer ce voyage ?
  
  
  

Calibrage : Publication FPDV

 
  
Publication ce jour dans la revue FPDV : Du Voyage

texte à lire ici

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dimanche 19 août 2012

Perdere

  
Seulement de la patience. Se rappeler où, pour la dernière fois. Ne pas céder à la terreur sourde de la perte irrémédiable. Chercher dans le sac à main, agenda, téléphone, photos
Maintenant je garde des photos de tout -
Chéquier, carte bleue, liste de mots usuels Français-Anglais, dictaphone
Conserver les voix, les conversations -
Rien. Jamais on ne trouve rien. Recommence. On ne trouve jamais rien. Dans un sac à main. Les objets s'y abîment. Seul émerge des profondeurs le superflu, ce qu'on ne cherchait pas, justement.
Anna, à genoux, renverse le contenu du sac sur le palier, en hâte. Un voisin pourrait venir, elle détesterait sa sollicitude.
Je ne veux pas qu'on me voie, pas qu'on sache -
Agenda, téléphone, antalgiques, bloc de post-it tous griffonnés, chéquier, carte bleue, liste de mots usuels, dictaphone.
Introuvables.
Anna tremble.
Ce n'est rien, ça arrive à tout le monde. Perdre ses clefs. A tout le monde. Ça ne veut rien dire -
Elle attendra le retour de Pierre. Elle les a égarées, il comprendra.
C'est moi, l'égarée -
Pierre posera sur elle des yeux absents, des lacs d'indifférence. Ne posera aucune question, n'apportera aucune consolation. Pas d'égard pour l'égarée.
Egarer. Egard. Hagard. Hagard, de hagerfalk, faucon sauvage. Oiseau hagard : trop farouche pour être apprivoisé.
J'ai été un oiseau hagard. Et maintenant, qui vais-je devenir ? -
Hagard, synonyme : effaré.
Anna est lasse de chercher des mots de substitution. Les objets et les mots sombrent dans des puits d'oubli. Ne pas les livrer au hasard, perdu d'avance.
Hasard/hagard, une seule lettre, ne confonds pas, Anna -

Pierre ne s'étonnera pas de ce qu'elle a perdu les clefs. Peut-être lui demandera-t-il simplement pourquoi elle n'est pas allée au cinéma. Elle lui dira qu'elle était contrariée à cause des clefs.
Quel film, déjà ? S'il savait, je n'étais pas contrariée, j'étais terrifiée. Quel film, déjà ? -
Persona, de Bergman, voilà. C'est ce qu'elle dira.
Terrifiée, oui, et cet homme, là-bas, de l'autre côté de la ville, qui lui a annoncé ça comme ça.
Est-ce qu'il a imaginé le mal que ça m'a fait ? Les hommes ne savent pas -

Pierre ne revient pas. Il avait dit qu'il passerait la soirée à l'appartement, alors qu'elle serait au cinéma.
Je crois... Bien sûr il ne reviendra pas. Demain peut-être. Ce n'est pas la première fois. Toi aussi -
Combien de mensonges érigés de part et d'autre, combien de murs d'indifférence ont forgé cette entente de bon aloi qui régit leur vie commune. La vérité ne peut plus y avoir sa part.
Anna devrait lutter seule contre le chagrin et l'oubli, sans le halo de caresses qui la rendait vivante, vibrante, il n'y a pas si longtemps. Toute lumière éteinte à présent.
Ne reste pas là, tu ne vas pas l'attendre toute la nuit -
Mais dehors, elle a peur de se perdre, d'être noyée dans des rues sans mémoire. Avant, hier sans doute, les rues avaient la couleur des histoires d'Anna. Anna/Pierre. Anna/Simon.
J'aurai aimé deux hommes dans cette ville -
Maintenant, les places, les rues vont perdre leur signification. La ville va devenir étrangère, innommable. Seul l'océan lui sera familier. La rumeur matricielle, la grande mugissante, tout près.
De cela, je suis sûre -
Lentement, Anna rassemble les affaires éparses, les dépose au fond du sac, se lève, descend les marches, lentement, il n'y a pas à se hâter, franchit l'entrée de l'immeuble.
Dehors, la lumière faiblit, bientôt il fera nuit. La ville est déserte, enclose sur l'intimité du soir dans les maisons.
Je n'ai plus de maison, plus de raison... de -
Anna n'éprouve plus rien que la chaleur du sable sous ses pieds nus. Elle ne sait pas à quel moment elle a ôté ses chaussures. Le sac non plus, elle ne sait pas.
Il n'y a plus que ce contact granuleux de la peau sur le sable, puis une surface lisse qui affleure doucement. Anna se penche, déloge le galet de sa gangue de sable. Il a une forme parfaitement ovale. Le miracle obstiné des vagues lui a donné cette forme qu'on ne trouve qu'à certains visages, celui des madones, et cet aspect lisse, d'une douceur bouleversante.
Anna contemple le galet, le presse longuement entre ses paumes. Rien ne pourrait lui arracher le souvenir d'une telle douceur.
Rien. Pas même la lente dégénérescence que vient de lui prédire le médecin. Elle ne laissera pas la maladie naufrager sa vie.
Anna entre dans l'eau.
C'est la nuit.

Sarah
  

La campagne de la mer



Depuis quelques années déjà, le vieux ne bougeait plus de sa chaise à l'assise en formica. Il restait assis là, sans mots dire, un vague sourire aux lèvres. Installé dans la fraîcheur de la cuisine, sous la surveillance de la vieille. On ne grimpait plus à son atelier pour le trouver.
Au début, il fumait encore, de ces petites cigarettes de tabac gris, roulées avec ces machines métalliques. Puis un jour, il arrêta aussi de fumer. Il avait oublié. Chaque jour, il portait encore sa casquette de toile beige, alors qu'il ne sortait plus. Est-ce la vieille, qui lui mettait sur la tête, ou avait-il encore le réflexe mécanique de s'en emparer et de s'en parer ? Il restait assis là, un vague sourire aux lèvres, et de temps en temps, mû par on ne sait quoi, il joignait les mains et se tournait les pouces. Ou bien il glissait sa main dans la poche de sa blouse élimée. D'autres fois, ses longues jambes passées l'une sur l'autre, il balançait son pied, tant et tellement que ça finissait toujours par agacer la vieille. Bientôt, il fallut aussi le faire boire. C'était devenu cela, sa vie. De la chambre à la cuisine, de la cuisine à la chambre.
A droite de la porte d'entrée était accrochée une grosse clef de bois sculptée, objet métaphorisé sur lequel, comble, l'on accrochait ses clefs à de petits clous noirs à têtes carrées. Il y en avait très peu : celle de la porte d'entrée, et celle de la vieille porte vermoulue et écaillée du garage, jointe à celle de la vieille 2CV qui y dormait paisiblement. Auparavant, il n'y en n'avait qu'un, celui de la maison. Des deux, seul le vieux avait le permis. Ça ne se faisait pas, chez eux, à l'époque. L'autre jeu reposait donc, d'avant la catatonie, dans la poche de la sempiternelle blouse bleu pétrole, à côté de la rouleuse en métal et de la blague à tabac. Il y a des panoplies stéréotypées, qui n'en sont pas moins vraies et néanmoins si particulières... A présent, ça n'était plus le cas, le vieux avait perdu, fors la casquette, les attributs de son statut patriarcal. Ainsi, l'automobile bleu céleste ne sortait plus, les enfants s'occupaient à tour de rôle d'emmener leur mère faire les courses. Il lui restait néanmoins cette déformation caractéristique, de la poche bleue, causée par les postulats de son ministère démis. Comme le réceptacle d'un passé qui refuse de s'effacer.

Une fin de matinée, alors que le soleil commençait à taper sur les vitres, la vieille achevait péniblement sa lessive à la main. C'était une dure à cuire, et ni les finances, ni même la fierté n'autorisaient l'achat d'une machine à laver. Cette dernière arriva bien des années plus tard, avaliser la décadence physique de sa propriétaire tout autant contrariée que résignée. La vieille vida la grande bassine en zinc, puis accrocha consciencieusement le linge sur l'étendoir. Puis elle s'en retourna à la cuisine, où elle avait laissé le vieux, sagement à sourire aux anges.
Seulement, en arrivant dans la pièce, il n'était plus là. Elle fit le tour des autres pièces, rapidement. Sa placidité éprouvée diminuait tout aussi rapidement. A l'instant où elle allait franchir le seuil pavé d'hétéroclites bris de carrelage, pour se rendre à l'atelier, son œil s'arrêta sur l'accroche-clef si kitsch. Il en manquait un jeu. Celui de la 2CV. La pression sanguine augmentant encore, elle déboula dans la rue, les joues si rouges qu'on eût pu en suivre tous les capillaires du doigt. Elle constata, impuissante et désorientée, le garage béant, invraisemblablement vide. Tout aussi précipitamment, les pommettes écarlates, elle remonta la rue jusqu'à la maison d'au-dessus, tapant à la porte. « Les clefs de l'auto ne sont plus là. »

A la suite de cela, les coups de fil s'enchaînèrent. Dans l'heure, la famille fut réunie. Les filles, leur mari, les petits-enfants qui avaient le permis. Les plus jeunes furent mis à l'écart, sans explication. La battue s'organisa. Des binômes s'établirent rapidement, malgré l'atmosphère de panique. Chacun d'eux couvrait une route. « Où avait-il bien pu se rendre? » Certains, peu convaincus, sillonnèrent les routes aux alentours du village, d'autres celle jusqu'à la ville. D'autres, enfin, prirent la route de la mer.
C'était cela, ça ne pouvait être que cela. Le vieux, dans sa folie douce, avait dû prendre la voiture pour se rendre à la plage, sa plage. Du temps de sa vigueur, sur la petite plage prolétaire adossée aux dunes, il en avait bâti de toutes pièces, de ces cabanons, de ces chalets, comme on les appelle là-bas. Dans son égoïsme, il en avait passé, du temps, des années, seul, assis sur le perron, au pied des galets et du sable, à fumer son tabac gris comme la mer.
Alors deux de ses gendres s'y rendirent, une première fois, sans trouver trace, ni le long de la route, ni une fois là-bas. Ils revinrent bredouilles, racontant au soir leur infructueuse recherche, leurs regards anxieux jetés sur chaque bord de route, chaque talus profond, au cas où le vieux perdît le contrôle du véhicule. Racontant leur arrivée au dernier chalet qu'il posséda, le premier, un des plus remarquables par sa constitution, lorsque l'on approche du front de mer. Seulement, le récit ne faisait qu'accroître le sentiment d'impuissance qui s'était emparé de tous. Au soir venu, on fit souper les enfants, puis se relayer auprès de la vieille. Ses enfants le savaient bien : sa vie n'avait pas été belle, ni facile, mais c'était tout de même son mari.

Le lendemain, la battue reprit, sans plus de conviction, mais toujours avec une fébrilité anxieuse. Avant midi, enfin, sur le bord de la route, en direction de Blériot, on aperçut la 2CV. Comment avait-on pu la rater la première fois ? Mais où donc était le vieux ? Les clefs étaient sur le contact, mais la mécanique ankylosée refusa de redémarrer. On poussa donc derechef jusqu'à la plage. Il avait dû finir la vingtaine de kilomètres à pied. Cette fois-ci, c'était certain, il était là.
Sur place, on arpenta la plage à pied, passant et repassant entre les alignements de chalets. On questionna les gens présents, dressés sur leur haut perron de peinture rongé par le sel. Ces peintures n'avaient plus véritablement de couleur, les couches successives s'entremêlant. Et oui, on l'avait vu, mais c'était hier. L'absence de quelques années mise à part, tout semblait courant. Les gestes, les postures, les conversations. Il était passé saluer ses anciennes connaissances, ses anciens voisins chroniques. Il était passé revoir chacune des petites constructions qu'il avait élevées du sable. Il était passé respirer la mer, la contempler, encore. Il était passé la regarder dans les yeux. On l'avait vu assis sur les marches branlantes d'un chalet fermé, en front. La casquette vissée sur le crâne. Mais à présent, nulle trace.
Le soir tombant, on se résigna à contre-cœur à rebrousser chemin, rapporter les nouvelles doubles. En détaillant le bord des routes, sur le retour, un des gendres aperçut une tache claire, à la naissance de la pente d'un fossé. Ils stoppèrent la voiture sur le bas-côté, fiévreusement, et coururent jusque là. Au fur et à mesure qu'ils s'approchaient, se distinguait de plus en plus nettement la forme d'un corps étendu de son long, au bas du talus asséché. Le vieux était tombé là, hagard et harassé de fatigue. Les vêtements étaient poussiéreux, les membres, dépeuplés. Il avait du passer la nuit là. Ils le soulevèrent délicatement pour le porter à la voiture, où ils l'étendirent sur la banquette arrière. Puis ils rentrèrent.
Une fois arrivés, la première réaction fut celle du soulagement. Chacun s'activa. Qui d'appeler le médecin de famille, qui de le déshabiller, qui de le nettoyer. Néanmoins, on n'en tira aucun mot. Le regard du vieux était éteint. Chacun restait cependant circonspect. Les pieds du vieux étaient en sang. Il avait fait la majeure partie du trajet en marchant, conduit par la sénilité pour les uns, mené par l'unique volonté pour les autres.
Il se passa trois jours, encore, de cette agitation particulière, qui intriguait et inquiétait les enfants. Puis au matin, le voile chut. « Les enfants, votre grand-père est mort hier ». Un autre voile tomba sur les visages, celui du chagrin.

Bien plus tard, les petits-enfants avaient grandi, il y avait déjà quelques arrières petits-enfants. Ce fut au tour de la vieille, de partir. La famille se réunit, à nouveau, pratiquement au complet. Les dispositions furent prises, les biens, plus ou moins bien répartis. Deux ou trois jours après, ma mère me prit à part, discrètement. Ouvrant ses mains, elle me tendit deux objets. « Tiens, dit-elle, j'ai réussi à les prendre avant que tes tantes ne les trouvent. » Dans ses mains, il y avait cette vieille rouleuse en métal, qui me fascinait tant petit, et un galet de silex aux reflets bleus, tout poli. « Je sais que tu fumes, même si tu te caches, et je préfère que ce soit toi qui l'aies, plutôt que ça finisse en brocante. Son couteau et sa casquette ont déjà disparu, comme tous ses outils. » « Et le caillou ?, demandai-je, curieux. » « On l'a retrouvé dans sa poche, tu sais, lorsqu'il a disparu. Personne n'a pensé à le jeter, je l'avais mis avec ses objets, dans le tiroir ».

Ce petit galet irisé, je le promène à mon tour, avec la blague à tabac, toujours de service.
  
  

Calibrage : publication


Première collaboration d'écriture
première écriture de nouvelle

collaboration menée avec Mr Hervé le Dervé, que l'on trouve ici :  http://leconnardsauvage.canalblog.com, sur une idée de Christine Saint-Geours.

En soit, la nouvelle est à lire :

- ici : http://leconnardsauvage.canalblog.com/archives/2012/08/18/24920082.html

- ou ci dessus...


de quoi relever un peu la platitude des dernières publications de ce mois-ci, enfin, j'espère...


à venir : les autres nouvelles des participants, hébergées chez Le Connard Sauvage, ou ici aussi.

A la bonne vôtre !
 
 

jeudi 16 août 2012

Du haut du crâne



  
A abattre des tâches, des labeurs forcés. A abattre des murs, remontés au mortier. A descendre des poignées, l'on passe d'une tâche à l'autre, d'une porte à l'autre, d'une pièce à l'autre. Bonjour les enfants, bonjour maman, bonjour monsieur, bonjour docteur.
Le plaisir de l’achèvement à peine goûter, l'on pense déjà au prochain mur, le prochain chantier. Jusqu'à l'instant, l'instant où tout se sera rejoint, peut-être. L'instant où chacun de ces chantiers ne feront plus qu'un, que l'on pourra savourer. Si le cœur y est. Et dans la cour le chien aboie, la poussière tombe des bras. La journée arrive à la ligne, mais n'a pas fini la course. Les cris des gamins coupent la lourdeur de l'atmosphère. La bière, la douche, contre la transpiration.
La course ne se résume pas aux labeurs, qui s'enfilent comme des perles. La course ne se résume, il n'y pas de parcours. Il n'y a pas de choix quant au prochain travail. Les cris des gamins jouent au ballon, le chien est rentré à l'ombre. La transpiration absorbée, absoute par la douche et la bière.
Il n'y a pas de parcours, et heureux. Heureusement qu'on se casse la gueule, sinon, arriverions-nous tous si grandis qu'on en toucherait le ciel ?
Il n'y a pas d'accident de parcours, et heureux. Heureusement qu'on se relève, sinon, rapetisserions-nous tant qu'il n'ait besoin d'un cercueil, une poterie ?

Il n'y a que ce chemin, qu'on ne suit pas, pour un autre, des autres. Il n'y a que ce chemin, qui fait grimper au dedans. Mais jamais plus haut que son crâne
J'en sais rien.
 
 
 

dimanche 12 août 2012

Des miroirs

  
  
il y a entre nous, tout un monde
il y a entre nous, tout un monde
de miroirs
il y a tout un monde où se voir
il y a tout un monde, qui miroite

il y a entre nous, tout un monde
il y a entre nous, tant de mondes
à s'y voir
il y a tant de mondes de miroirs
il y a tant de mondes, qui se reflètent
entre nous

il y a tant de mondes en nous

et j'aime
mirer
aller 
venir
entrer

entre ces mondes

en ces mondes


  
  

De la cueillette : Du tracé

  
  
Le salut de l'être, si salut il y a, la ligne de l'être peut se reposer sur l'autre, trouver béquille dans le soutien de ceux qui l'entourent. Mais la ligne de l'être se trouve dans sa résolution propre. La ligne de l'être se trouve dans les marges qu'il apprend à se tracer, puis à suivre, ou pas. Le reste ne peut être que de l'ordre de la rature, du rectificateur, de l'orientation, la direction du trait. La ligne de l'être, exponentielle, ne peut venir que de sa propre écriture.
 
 

vendredi 10 août 2012

De la temporisation

  
  
  
- le pouvoir de création est temporairement indisponible, merci de réessayer plus tard -



Nom de nom !!
  
  
 

De la juste dose

 
 
 
   
- le temps s'étire comme le mortier entre les briques

tout est question d'équilibre, de calibre

dosage des produits, de l'eau sale qui coule

planche sur rivets, bastaings sur planche

échelle sur bastaings, corps sur échelle

transfert du corps, d'avant, en avant, le mur

mortier sur taloche, en transfert, sur le fer

du fer, sur le joint, écrasé, frotté, lissé

le coup de balayette, l'eau sale, la dilatation

du joint, des pores, la peau du mur, la peau du corps

le mortier tire l'épiderme, l'épiderme brûle

avec les yeux au soleil, dévoile les rides

se penche, s'incline, en balance, sur l'arrête

tout est question d'équilibre, de calibre -
 
 
 

lundi 6 août 2012

Miroir ...


 
"Loup ?! LOUP !!! Je vais te détruire !!!
- me détruire? Je suis toi, une partie de toi.
- je vais te combattre !
- Tu peux essayer... Cela a bien marché jusqu'à présent...
- Arrête !
- Tu m'interpelles, tu me menaces, et je devrais "arrêter" ? Je ne suis que le résultat de ta vie, tes remords, de tes souffrances et de tes errances. Je ne me sers que de ton énergie et de ta prétention à te connaître, pour te maîtriser. Je te connais depuis si longtemps... enfant prétentieux!
- je sais cela!!!
- Non, tu fais souffrir, tu souffres. Il était temps que tu prennes conscience de ton incompétence à agir seul. Tu es une bête sans maîtrise de son animalité.
- Je veux vivre !!!
- Fait ce qu'il faut, enfant !
- Je suis un homme désormais !
- Tu cries trop pour être un homme. Des enfants naissent hommes et des hommes meurent enfants. Je ne peux rien pour toi. Je vis en toi et dans tous... Ne l'oublies pas, ne t'oublies plus... 

- Je ne peux plus m'oublier, bête prétentieuse...
- Je ne suis pas prétentieuse, je sais...
- Tu sais ? tu es aussi faible, que je suis brutal, autant en verve, que je suis confus... Si tu es en moi, que tu es cette partie douloureuse de moi, tu sais tout. Tu es de fait aussi prétentieux.
- Alors prends soin de ce grand Toi et de tout ce que tu es, au lieu de me réveiller à chacune de tes angoisses ou de tes peurs... Tu m'as assez nourri comme ça !"
  


 
Eda.

Du quêteur

   
Le quêteur, questeur, n'a cesse de taper

aux portes des hommes, assécher la faim

aux âtres des hommes, éponger le froid

aux lèvres des hommes, se frotter l'esprit

aux lèvres des femmes, adoucir le corps

aux lettres des pages, initier les mots

aux pattes des mâtins, éclairer la trace

aux sillons du matin, évider la vue

au râble de la mer, exaucer le vide

au portail de l'homme, à quêter son être
  
  

De la cueillette : Du trouvé/perdu

  
   
 
C'est bien parce qu'ils se sont trouvés, que ce vide horrifiant, inquantifiable et inqualifiable prend tant de place en les deux êtres, alors qu'ils se perdent.
  
  
  

dimanche 5 août 2012

Calibrage : Des bouteilles échouées

 
 
  
Il y eut d'abord cette voix, la mienne, muette, puis couchée, sur le dos, sur papier, sur voile de net.

Il y a ces voix, parfois, qui cognent à la coque, des bouteilles, avec un papier à l'intérieur, sans message. Juste une voix qui parle, qui dit.

Alors, je me baisse, je me suis déjà mouillé, alors, aucune importance, plus, moins, si ça en vaut le coup, si la bouteille est là. Il faut la vider.

Sous le couvert du libellé Bouteilles échouées, les textes qui viendront s'échouer par ici, dont le verre tintera comme le vent sur la voile, un mot sur la marée, pourront venir s'ancrer sur ce rivage.
 
 
 

Mon loup...

  
  
cette bête m'accompagnant depuis tant de temps, croyant, certain, qu'il me protégerait contre ma horde, permettant de cacher ce que j'étais, croyant qu'elle était tout ce que je représentais. Ce loup que j'ai oublié, cru avoir maîtrisé, alors que j'esquivais seulement, croyant l'avoir suffisamment combattu, l'avoir assommé de mes coups contre la fatalité... De belles victoires suivent toujours la descente de son estrade, voire plus, de sa montagne toujours friable, toujours en érosion, quand on est juste monté sans prendre le soin de l'observer, de penser à elle, à la forteresse que nous sommes, nous étions. Le loup, le chien, si semblables et tellement différents, tellement nous, tellement moi, insaisissable et fuyant, protecteur et fragile. 


Eda
   
    

De la cueillette : Des rayures



  
Les décisions prises dans la colère ne laissent place qu'au vide qu'emplissait cette colère. Une fois retombée, il ne reste rien que cette sensation prégnante et nauséeuse, et les germes des doutes qui affluent dessus les feuilles mortes des certitudes enflammées mais fanées.


  

samedi 4 août 2012

De la cueillette : Du coeur

 
  
Le cœur est un muscle bien sollicité pour porter tout ce qu'on lui demande. Il ne faut donc pas lui en vouloir de parfois faire des rejets...
 
 
 

De la cueillette : Des histoires

  
  
Il est souvent plus facile de se raconter des histoires que d'écrire des/son histoire/s.
  
  
 

vendredi 3 août 2012

Des chapeaux

 
 
Je palpite entre
mon moi d'hier
et celui de demain
entre mon loup
et mon chien
entre l'avenir
et l'ancien
le bien de mon mal
le mal de mes biens
comme la corde conne
de la concorde des deux
qui se tend
entre les mois
entre l' émoi
je palpite
ainsi vis
  
  
  comme qui dirait, c'est facile...
  
  
  

jeudi 2 août 2012

De la décomposition


Suivre les lignes blanches
suspendu
aux lèvres de l'horizon
silencieux
Suivre les lignes blanches
étendu
sur la feuille maculée
du temps

 
 

mercredi 1 août 2012

Des landes




s'étire,
s'étire sur le flanc,
jusqu'à se coucher,
jusqu'à toucher
le cœur de la mer,
l'heurt de la mer
heurter l’œil
et son amer
contre gré
et vents


coller des lais de lumières
sur les plaies d'hier

  
  

Du dialogue



         - Un beau jour, je te dirai, tu le sais, je n'ai plus rien pour toi. Tu m'écoutes, tu m'écoutes, mais je n'ai rien à te dire. Dans le fond, à part pour les lames, à quoi bon venir encore me voir ? Tu t'obstines, t'entêtes, mais n'es pas de tête. Vois-tu, tu crois être le seul, ils sont des milliers comme toi, à guetter chacun de mes plis, à tendre le nez. Tu ne fais que prendre ce que je ne donne pas, et tu n'as que du sable entre les doigts, qui coince entre les dents. Vois-tu, ils sont des milliers, mais à toi, je te le dis. Retourne-t'en, détourne-toi, va-t'en. Je n'ai jamais rien eu à dire, que le grain et le rien. Quand bien même en viendrais-tu à te jeter à moi, que tu finirais par être rejeté. Alors, s'il te plaît, retourne-t'en, va-t'en. Cette belle robe, opale, émeraude, n'est qu'un linceul pour des siècles d'esprits obsédés, dénudés, dénués. Laisse-la aller et venir sans plus suivre cette danse dont nul n'est capable de survivre.

         - Mais je n'y peux rien, ils sont inscrits, ces pas mouillés, il est mouillé, le roc à la rade. Ce grain, que tu donnes, c'est ce mouvement interne tempéré par ce rien, comme un rein à l'orage. Ce rien que tu donnes, c'est cette inertie interne mue par ce grain, comme une graine à la rage. Mais je n'y peux rien, tu es ancrée en moi, comme je suis ancré à tes côtés, à tes côtes. Se détourner de soi ne ramène qu'à toi, se détourner de toi ne ramène qu'à se dérober de soi. Alors je danserai les allers et venues pour survivre, obsédé, dénudé de nues. Et qu'importe que tu ne donnes rien, qu'ils soient des milliers, tu n'es qu'une et tes lames me mènent au fond.