Partage d'écriture n° 3, nouvelle 1
Thème : "Il
est vain d'écrire sur des thèmes choisis. Nous devons attendre
d'avoir allumé une flamme dans notre esprit. Il doit y avoir une
force reproductrice et génératrice de l'amour derrière chacun de
nos efforts pour réussir. La décision froide ne donne naissance,
n'aboutit à rien. C'est le thème qui me cherche, et pas le
contraire. La relation du poète à son thème est une relation
amoureuse."
H. D. Thoreau, La moelle de la vie, 500 aphorismes.
H. D. Thoreau, La moelle de la vie, 500 aphorismes.
Écrire révèle des surprises, toujours. Sort toujours quelque chose d'autre
qu'escompté. Des chemins qui se croisent, des fils entremêlés qui
nous imposent de suivre des directions improbables, de riches
démêlages. Être là, ouvert, prêt à emprunter ces chemins
souterrains, aux aguets, c'est ça écrire pour moi.
Il
y a deux ans environ, je propose à un ami d'écrire sur une drôle
d'idée : des chiens qui traversent aux cloutés, qui prennent
le bus... Une semaine pour cela. Et ce qui sort est tout autre, loin
du récit de science fiction que j'imaginais...
Chienne
d'enfer
Je
ne pouvais pas me sortir cette chienne de la tête ! Ça faisait deux
ans que je lui tournais autour sans résultats. Je finis par détester
ce que je prenais pour des encouragements et qui se terminait
toujours aussi platement. Alors je comblais, je m'occupais, je
courais, quinze à trente kilomètres par jour, pur défouloir !
J'appris à connaître toutes les rues, impasses, propriétés,
parkings et escaliers de mon quartier, de mon territoire. Plus
personne ne s'étonnait de me voir détaler à perdre haleine dans
toutes les directions, sous tous les cieux, pluie, vent, le poil tout
hérissé... Je n'empruntais plus le bus, lassée de l'attente et
certaine d'arriver avant lui à destination.
A
la place, cette histoire d'amour entre deux chiennes, sans préciser
qu'elles le sont, des chiennes. Des indices partout mais rien qui
pourrait entièrement les distinguer des êtres humains.
Je
voulais écrire sur les chiens depuis mon adolescence, j'étais
convaincu qu'ils sauraient très bientôt faire leurs courses,
prendre les transports en commun, avec des cartes qu'ils porteraient
au cou, un porte-monnaie attaché à leurs flancs. Ils savaient déjà
attendre avant de traverser, jeter un œil à droite et à gauche,
traverser perpendiculairement à la route. Des années plus tard, le
clip de Daft Punk montrait des hommes à tête de chien monter dans
un bus. Mes théories s'en voyaient validées...
La première fois que je l'ai vue, c'était à une soirée d'une amie commune, Sophia, qui fêtait ses six ans. J'avais été directement hypnotisée par elle. J'appris très vite son prénom à force de questions enflammées à mon hôtesse : Chanel. Elle arborait un collier de cuir noir à pointes qui lui donnait un air provocateur et désuet à la fois. Ce n'était pas une soirée entre lesbiennes ni sm, loin de là, elle affirmait juste sa personnalité, comme si le jeu social ne la touchait pas, comme si tous les regards fixés sur elle ne l'effeuillaient pas. Elle ne m'avait pas considérée, elle m'avait juste mise dans le même panier que les autres. Une telle indifférence forçait le respect.
Et
puis l'écrit m'a porté ailleurs, je n'avais pas envie de SF, j'en
suis incapable aujourd'hui encore. J'ai inventé ces deux chiennes
qui se tournent autour. Je ne voulais pas de deux mâles, cette image
d'Epinal des deux mâles qui se montent dessus... J'avais envie de
parler de relations homosexuelles de deux chiennes, pour bien montrer
que tout est possible sexuellement, que les deux mâles ne se
trompaient pas par ignorance et réflexe...
Et
c'est là que m'est revenu cette vieille histoire qui n'a pourtant
aucun rapport avec l'homosexualité ni avec les chiens, cette jeune
femme à la faculté qui explique à l'assemblée d'étudiants
qu'elle rêve de se faire enlever, séquestrer par un inconnu...
Il
m'en fallut peu pour passer ensuite au sentiment amoureux... Ça a dû
naître la deuxième fois que je l'ai croisée, à une pause
déjeuner. Le hasard nous avait réunies autour d'une table d'un café
dans le campus universitaire que je fréquentais déjà si peu à
l'époque. J'avais eu une folle envie de la mordre. Elle était
parfaite, j'étais si plate. Elle avait lancé à la cantonade
qu'elle espérait romantiquement que quelqu'un l'enlève, comme un
terroriste, un violeur, un kidnappeur, un homme, une brute, un chien.
Son désir m'avait figée, j'étais blanche, impassible de
l'extérieur, toute retournée à l'intérieur. Que n'étais-je pas
un mâle, un voyou, un monstre pour la soustraire à son monde, la
murer, profiter d'elle, sans aucune idée ridicule et basse de
rançon. Je voyais ça, tout ça quand elle développait ses
fantasmes de petite chienne bourgeoise. Elle n'avait pas évoqué la
possibilité que ce fût une femelle qui aurait pu la malmener, non,
juste des petits roquets, vulgaires, creux, la queue en avant ! Mon
sexe se dilatait à son écoute effarée. Et puis la conversation a
tourné, comme si ce qu'elle avait dit était banal, comme si elle ne
l'avait jamais dit. Quelqu'un d'autre parla du temps, de la politique
peut-être. C'était comme si j'étais la seule à l'avoir entendue.
Le mouillé de ma culotte griffée « je suis un ange » devait
également être inventé, sans rapport, un coup de chaud sûrement
passager, sans réelle cause érotique.
J'étais
le seul jeune homme parmi les étudiantes. Je me voyais bien réaliser
son rêve, l'enlever, abuser d'elle. Comment cette vieille anecdote
était-elle apparue dans ce récit des deux chiennes ? Je n'en
sais rien, l'écrit guide. J'ai tout transposé, comme malgré moi,
sans moi, la jeune fille devenait une chienne et moi l'autre,
amoureuse d'elle.
Je ne saisis pas ma chance, je me contentais de la regarder avec des yeux plus gros et cons que moi. J'essayais de devenir son amie, bêtement. J'étais plus coincée qu'elle, ma bonne famille avec ses mœurs rétrogrades et étriquées prenait le dessus. Et très vite, elle m'accepta comme sa confidente. Très vite elle déchargea sur moi ses histoires de coucheries, ses mâles en rut... Moins je le supportais et plus elle se lâchait. Ma gueule devait lui inspirer confiance, je devais bien malgré moi présenter l'oreille attentive qu'il lui fallait.
Pourtant
elle était trop maigre, sa face trop satisfaite, relevée. Mais je
n'étais plus juge, juste apte à suivre, à l'écouter déblatérer
ses conquêtes et ses chaleurs. Je ne parvenais pas à la provoquer,
la surprendre.
Presque
deux ans pour prendre du recul. J'avais fini par me faire excuser,
éviter des soirées, pour ne plus avoir à souffrir ses petits jeux.
Dans un grand moment de solitude, je me suis même fait retoiletter.
Dans le quartier, je tombais dans une sorte d'anonymat.
La
suite du récit semble pure invention tant que je n'ai pas réussi à
dénouer ce qui sous-tend ces mots. Cette chienne ou moi – qui
tombe dans un anonymat, qui refuse cet amour, vit recluse, invention,
je n'ai pas traduit d'expérience identique, pas intimement.
La
suite du texte est ce viol par deux chiens en pleine nuit dans un
terrain vague, il a surgi sans que je puisse guider quoi que ce soit
là encore.
Un
soir, pour ne pas avoir eu le courage de la croiser, j'étais partie
plus longtemps que d'habitude. J'ai enchaîné les kilomètres sans
penser au retour. J'avais franchi toutes mes aires, je n'étais plus
chez moi, sur mon territoire. Je trottinais puis marchais, sans
repères. Assoiffée, j'étais en quête d'eau et prête à lécher
n'importe quelle flaque pour apaiser mon gosier. Et c'est dans un
terrain vague que je trouvai un vieux bidon abandonné. Relâchant ma
garde, je ne flairai pas fondre sur moi deux bouledogues, qui
m'envisagèrent sans aucune retenue. Je résistai quelque peu, de
toute façon condamnée. Et ils s'acharnèrent sur mon arrière-train,
comme deux fauves. J'avais cessé de les mordre dans le cou, ça ne
changeait rien.
Après
leur forfait, ils repartirent sans se retourner, trottant légèrement
de travers, les testicules probablement mal redescendues. Je remontai
mon jogging et me traînai jusqu'à un arrêt de bus, complètement
perdue. Je ne ressentais même pas l'attente, le froid, rien. Il
arriva, j'ignorais tout de sa destination, mais montai et pointai de
ma gueule le ticket en direction du chauffeur. Celui-ci n'eut aucune
attention en retour et je m'installai. Je jetai un œil, quelques
hommes éreintés dodelinaient de la tête, après leur journée de
travail, les uns, le visage bleuté devant leur portable, et
d'autres, remplissant des cases de jeux sur leur journal. Je ne crois
pas qu'ils m'aient même entrevue. J'étais incapable de mener une
seule pensée à son terme, mais étrangement me remontaient
sourdement les luttes que nous avions menées pour pouvoir vivre
respectés dans cette société, pouvoir circuler librement sans
n'être plus taxés de divagation, emprunter les transports en
commun, s'attabler à une terrasse...
J'avais
déjà écrit sur le viol, dix ans plus tôt, un jeune homme dans une
soirée avait abusé de mon personnage narrateur, sorte de double
bien entendu. Après l'acte, il s'était retrouvé seul chez lui,
reclus, et pendant quelques secondes, il s'était surpris à léviter.
J'avais rédigé cette nouvelle, Yuichi ou la
lévitation du pantin famélique, pour un
concours d'écriture que je n'emportais pas. J'avais été fortement
inspiré par la lecture des Amours interdites de Mishima, fasciné
par son style et par ce que je prenais alors pour de la perversité.
J'ignorais déjà à l'époque pourquoi j'avais eu envie de décrire
un viol. Ce n'est qu'aujourd'hui que je commence à comprendre mes
motivations, après plusieurs secrets familiaux enfin percés. Tout
semble pouvoir s'éclaircir a posteriori, à la fois mes envies
d'écriture et ma vie sentimentale, mes rencontres, désirs, peurs...
D'entrevoir tout cela est vertigineux, mieux vaut continuer à se
perdre dans la vie et l'écriture...
Au
détour d'une avenue, je reconnus un des quartiers jouxtant le mien
et descendis au dernier moment. Je savais qu'il ne me restait que
huit cents mètres avant de rejoindre mon réduit. La lune, en
croissant très fin et arqué comme un crabe, perçait de temps en
temps les nuages comme endormis. Je boitais péniblement jusqu'à
chez moi. Rentrée, j'étais incapable de jeter mes habits et de me
lessiver au vinaigre blanc, comme je l'avais projeté dans le bus, et
me pelotonnai sur le tapis jusqu'au matin.
Vers
onze heures, Chanel me réveilla, elle était passée pour me
surprendre, elle qui d'ordinaire, ne venait jamais à l'improviste.
Elle ne comprit même pas mon trouble, ne lut évidemment pas sur ma
couenne écorcée, outragée, le dégoût de moi-même. Elle se gava
de mes croquettes de céréales en m'abreuvant de ses sempiternelles
réparties sur sa vie, plus creuse que jamais. Mais non, je ne
l'écoutais pas bien, je goûtais ce qui restait de l'éclat de la
lune dans ce ciel aveuglant et ce flot de paroles. Je n'avais pas
fait attention à sa jactance, quelque chose avait changé. Ses
jappements différaient. Elle répéta donc son événement de la
veille, consciente et vexée de mon inattention, qu'elle finit quand
même par remarquer. Elle l'avait rencontré au club, non, celui-ci
était différent des autres, c'était un homme, pas un de ces
caniches sans classe qui vous collent à la jambe, non, loin de là...
Je tiquais ; c'est qu'elle ne se lança pas dans le récit de leurs
frasques, elle tremblait des pattes à la gueule, frétillait sur
place, répétant extatiquement son prénom « Roger Roger... ».
Je
ne sais rien en fait. Pourquoi écrire ? Quelque chose me mène,
la main traduit ce qu'elle peut. Les obsessions percent toujours,
modèlent le squelette de mes intrigues impérieuses.
La
dernière fois que je l'ai vue, c'était devant le toiletteur, elle
en sortait, fraîchement nouillée, brushinguée à mort, corsetée
dans un manteau robe rouge vif. Le présumé Roger lui avait passé
une laisse noire strass du dernier cri, pinçant si joliment son
fameux collier à pointes. Elle lui faisait fête, sautant sur ses
pattes arrières chaussées de bottines dorées, dans l'espoir de lui
lécher la main. Elle ne me remarqua pas, stoppée nette dans ma
course. Il la chargea dans le coffre grillagé de sa voiture de
course et démarra puissamment. Je la regardais s'éloigner, les
pattes antérieures posées sur les croisillons, pleurnichant après
son maître, et je repris mon slalom quotidien entre les crottes
disséminées de mes congénères, finalement débarrassée d'elle.
Quand
au contraire tout un roman s'écrit dans ma tête, quand tout semble
en place, je bloque, je traîne, freine devant l'obstacle. Je ne peux
suivre cette ligne, répondre à cette commande. Les mots savent. Et
il nous faut attendre le signal.
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