Sorti promener le chien.
Le gros, l'idiot, c'est selon. Le médecin a peut-être raison, il
faut remuscler ces jambes. Ça fait une plombe. Tant pis si elles se
sauvent en cours de route. Elles n'iront pas loin, toutes de plomb
vêtues. Le terrain est découvert, bleu, il semble enfin. Pas
longtemps. Le vent d'ouest est bien là. Le vent du large balayé par
les plaines jusque là. Sans iode. Vite, le soir est tombé sur le
matin. Routes sur les marées. Mais ça semble différent. Question :
différent à quand ? Pas à cause de ce énième jour de pluie.
Ni d'être dessous. Ça semble, mais ça ne l'est pas tant que ça,
tout compte fait. Ça ne l'est pas. Les maisons s'espacent, mais sont
là, jamais très loin. Chaque hameau dépassé laisse entre eux en
pointillés ses petits étangs privés, avec ses cinq panneaux rouges
et blancs de propriété ânonnée. Poignardés à même le tronc. La
route étroite est bordée d'arbres nus, les pieds trempés dans
l'eau croupissante nourrie des nouvelles averses. Une quadra amateur
tente la photographie. Plantée dans des bottes en caoutchouc Little
Marcel, sur pantalon de skaï. L'objectif cherche les canards que
l'on entend, au loin, derrière le rempart des futaies, et
l'avertissement au pinceau. Elle ne voit pas les fanions de cartons
déchiquetés, jaune et rouge, qui se secouent au vent dans les
haillures. La lumière est mauvaise pourtant. Il faudra que je
ressorte le mien. L'appareil, je veux dire. Mais en ce moment
incapable d'entrevoir une composition. Souvent, on regrette de ne pas
l'avoir avec soi. Saisir une sensation.
Les champs perdus entre
les marais cherchent un peu d'air, suffoquent sous les eaux et les
briques. A chaque bouche passant le courant qui ne file pas entre les
fossés, l'eau noie l'alcool en vain. Les bouteilles se cognent aux
canettes. Un tocsin étouffé. Dans le creux des bois, les restes
consommés empilent leurs restes d'os et de mousse polyéther. Des
bras de fauteuil tendent leurs mains vermoulues au ciel. Quand la
distinction ne se fait plus d'avec les tourbières, on aperçoit la
danse des mousses à la surface, sur la scène des branches
flottantes et des pneus affleurants. Elle qui m'a encouragé à
sortir, pour me détendre, m'aérer, je sais déjà que je vais la
décevoir. Elle voulait me faire plaisir. Je vais rentrer renfrogné
des saletés des autres. De l'omniprésence de ce que je fuis lors
des marches. Les averses s'amplifient, le jean plaqué sur les
cuisses sert de mandataire au froid. Le reste, ça va. Une écharpe,
aurait été bien. La canne au sol ne claque pas, fait même moins de
bruit que l'eau. Le gros tire. Il rumine, ravale la vapeur de son
souffle. Il a bien pigé que le mousqueton restera enclenché. La
seule atteinte réelle du temps s'attaque aux yeux, qu'il plisse pour
parer les gouttes. Le reste, ça va. Pas froid, même ruisselant. Le
nez file partout, comme mes yeux. Pas sur les mêmes choses. Le
Davidoff réchauffe l'intérieur. Incongru, mais c'est fête, quand
même. Ce sera tout, il pleut trop pour réussir à garder un galo au
sec, même sous le chapeau. Au moins, les genoux tiennent, ne lâchent
pas.
Les façades chaudes
renferment leur bonheur, leur simili de bonheur. Les façades sont
mensongères, elles repoussent dans les bas-côtés leurs
encombrants, les embarras et les regards des passants, à ce qu'on
m'avait dit. Partout la route insinuée, du goudron, sale, gras,
huilé. Les voitures soulèvent des vagues qui s'écrasent dans les
rigoles, puis retournent aussi vite sur le macadam. L'eau est plus
libre que nous, nous passons le long de parcelles en parcelles, à
pas parcimonieux, sûrs. On ne peut pas dire qu'ils évitent les
flaques. Le sol entier est une flaque immense. Mais ce n'est pas le
climat et sa conséquence, qui lui donne une allure de terre gaste.
Au contraire, il fait partie du truc. Du truc à accepter pour
comprendre la région, l'intégrer. Goûter son « charme ».
Mais peut-être cette jalousie, cette obstination de mise en scène à
l'anglaise ratée, crasse. Où chacun se gausse de sa propriété. Sa
pêche privée, sa chasse réservée, l'emballage de son estomac
entassé à l'entrée. Comme si la terre n'avait attendue que ça. Et
l'eau de s'en gausser à son tour. Mais nous sommes tous deux bien
trop solides pour suivre son chemin. Solides... Mouep...
Je tente quand même de
frotter la pierre, le vent est un peu coupé, comme les doigts qui
dépassent des mitaines. Elle s'allume. La voie de chemin de fer nous
barre la route. Le TER passe. On aperçoit les regards bovins qui
observe le marcheur perdu entre les gouttes. Je suis aussi un peu
comme le train, comme les passagers du train. J'aperçois aussi les
regards. C'est moi qui passe. Le paysage se déroule linéaire, plat
comme si j'étais dans un de ces wagons. Humide. Un wagon-douche. On
file toujours le train. On rejoint toujours quelque chose, une voie
ferrée, un canal, une autre route. On rejoint toujours la voix des
hommes. On s'arrête toujours par la voix des hommes. On est toujours
arrêté par les voies des hommes. A prendre les sens des
trajectoires incertaines. Nous repassons un pont bitumé, encore. Il
lève la truffe, il a reconnu. Un soulagement dans la bête et une
tension dans la corde.
Non, ça n'a pas été la
fin du monde. Mais à y regarder, d'avoir un peu tracé, c'est la fin
d'un monde. Peu importe où il se trouve, en fin de compte, les
marches sont bien trop peuplées de tout ce qui n'est pas lui, le
monde est bien trop occupé de monde.
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