Partage d'écriture n°3, nouvelle 2
Thème : "Il est
vain d'écrire sur des thèmes choisis. Nous devons attendre d'avoir
allumé une flamme dans notre esprit. Il doit y avoir une force
reproductrice et génératrice de l'amour derrière chacun de nos
efforts pour réussir. La décision froide ne donne naissance,
n'aboutit à rien. C'est le thème qui me cherche, et pas le
contraire. La relation du poète à son thème est une relation
amoureuse."
H. D. Thoreau, La moelle de la vie, 500 aphorismes.
H. D. Thoreau, La moelle de la vie, 500 aphorismes.
J'ai toujours pensé que
si j'écrivais, c'était pour exprimer les choses dont je ne parlais
pas. Pour matérialiser les silences dont je suis fait. C'est
d'ailleurs comme cela que tout a commencé. Enfin je crois. Ou
presque. La lecture est un préquel. Et naturellement, les premiers
jets furent intimes, un peu précoces. Un peu honteux. Maladroitement
niais. D'avant une puberté concrète. Le tout se cintrait dans des
phrases trop grandes pour moi, comme dans ces jeux d'enfants où les
minots imitent leurs parents. Le ton leur paraît toujours si juste
sur le moment, même s'il est singe, après coup. Sur le modèle de
l'évolution de l'espèce. Plus on avance, plus ce qu'il y a de nous
derrière nous nous paraît archaïque, dévolué.
Emmuré dans un mutisme
plus ou moins subi, je dis plus ou moins subi, à vivre en
microcosme, on finit par s'habituer aux frontières imposées, à
fantasmer l'extérieur comme inaccessible et effroyable,
effroyablement exaltant. On intègre les barreaux comme les piliers
qui maintiennent tout l'édifice, maintiennent notre tout. C'est un
peu ça aussi la liberté. Lorsque les limites sont bien cernées,
l'individu apprend à évoluer à l'intérieur de ces limites, et son
espace apprivoisé gagne en ampleur. Ça peut paraître paradoxal,
mais les pensionnés expérimentent vite cette réalité,
expérimentent très vite ces marges de manœuvre qu'ils ingèrent,
puis qu'ils éprouvent. Et ils ont tous mille et une histoires qui
s'apparentent à des états de services de « chiens libres ».
Ainsi, emmuré dans un
mutisme relatif, les premiers rapports se mettent en place. Très
rapidement les rapports à la lecture. Il faut bien combler le
silence avec des mots. Ce fut ceux des autres. Bien sûr les autres.
Ceux des romans d'aventures. Des aventures de personnages qui
renouent d'avec la nature, même à l'époque où elle était encore
relativement prégnante. Qui renouent d'avec leur nature. Quitte à
être parfois dans l'emphase. Les aventuriers sont séduisants. Ils
invoquent le fantasme de l'enfant. Ils matérialisent à la fois son
imaginaire et son impuissance. Pli pris, ça va vite ensuite, tourner
les pages, puis d'autres, toujours de nouvelles péripéties, des
dizaines dans la semaine, des semaines dans le mois, autant de mots
dans le moi.
Le rapport au temps
change aussi. Sur quelques heures partir quelques mois en forêt. Le
temps s'écoule vite, il s'arrête. Contradiction. Dès que la page
s'ouvre, le temps semble s'arrêter, passer très vite, le temps
alloué est toujours trop court : savoir la suite, s'emplir des
actions, des verbes, des idées, des mots. Ne pas voir le temps
passer. D'ailleurs, c'est aussi à cette époque que cela a commencé.
Les montres au poignet s'arrêtaient toutes. De marque, de pacotille,
bracelet ou gousset, aucune ne voulait m'étreindre de ses bras.
Marquer le tempo de mon chemin. Comme si déjà des éléments
extérieurs me plaçaient en dehors. Alors on trouve d'autres
étalons : l'école, les devoirs, la lecture, le repas, la
lecture, la lecture. C'est à cette époque que cela a commencé. On
apprend l'heure en même temps qu'on prend la raison.
Dans une construction,
élever les murs avec des mesures biaisées amène à habiter ensuite
entre des murs bancals. C'était un peu ça. J'habitais un monde
parallèle, intemporel. Les jeux d'enfants étaient immatériels, et
les jeux des enfants ne m'incluaient pas. On s'habitue. Puis c'est
difficile de faire entrer l'autre dans sa tête, pour venir y voir
tous les pas conquis, les étendues parcourus, les connaissances
établies... Ces trésors-là ne se racontent jamais aussi bien
qu'ils se lisent, surtout quand on ne les a pas vécus. A force de
marcher à côté, en arrière, de travers, quand on relève la tête,
on se voit transpercé de néant. A se demander si l'on existe
vraiment, tout compte fait. Je reprenais inconsciemment les rapports
établis, pour les feuilleter. Ça a été vite, très vite. Un seul
résultat positif : le rapport aux mots. Aux mots écrits. Je ne
savais pas m'exprimer. Les mots, quand on lit, ce sont les yeux qui
les utilisent. On n'a pas besoin de voix. Je n'avais pas de voix. La
maison n'a rien favorisé. Elle ne possédait que des mots ménagers.
L'angoisse s'est installée graduellement, le plic-ploc des
ruissellements d'après l'orage dans les flaques déjà pleines. Il a
fallu un moyen de s'assurer de sa propre existence dans le monde, de
son existence en dehors du cercle familial. Quelque chose qui me dise
« je suis », en dehors d'une carte de bibliothèque.
C'est comme ça que ça a commencé. Je me suis placé comme thème.
Histoire de voir si j'avais bien une histoire à moi.
C'est comme ça que ça
s'est fini. Et rapidement. Entre le strict de l'éducation et la
morale judéo-chrétienne, vivre des aventures, c'était plutôt
honteux. Puis qu'a à raconter un ado pré-pubère qui passe son
temps à lire. Les longues promenades ? Les semi-fugues ?
Elles sont fréquentes, courantes comme des rhumes sur les trottoirs
devant les portes de l'hiver. C'est fou ce qu'on peut vite s'ennuyer
de soi-même. Il fallait autre chose. Et des matières, il y en avait
plein, cent, mille, cent mille entreposées dans le souvenir des
reliures. Je m'en serais battu avec, m'en suis débattu, des phrases
trop longues pour mes bras maigres. Des cahiers trop grands pour mes
lignes tordues. Encore.
Avec le temps ça passe,
mais les thèmes déboulent d'eux-mêmes livrés avec un paquet
d'hormones. Sur l'étiquette, il a fallu déchiffrer :
« Démerde-toi avec ça ! ». Et déchiffrer encore.
On peut même dire que ça se déroulait tout seul. C'est facile, en
fin de compte. Quelle idée d'envoyer le tout enroulé dans des
kilomètres de paquet cadeaux, pour à la fin constater que
l'adolescence, finalement, ce n'était que cela. Une sorte de film
grandeur nature, en plein monde réel. Mais la conscience qu'on y
brandit en exergue en moins. Ce fut facile en fin de compte. Quand on
n'a pas de voix, tout ce qu'on ne dit pas, on l'écrit. Sur autant de
feuilles qu'en entourait ce fichu paquet. Ça ne veut pas dire pour
autant que c'était bon. Et le cadeau sympa.
Au contraire. Immergé
de ces auteurs dont on nous ouvre la porte tout en nous martelant de
rester assis. J'entends encore « Ah Rimbaud ! Ah
Baudelaire ! Ah Cendrars ! Ce sont des classiques !
Qu'est-ce qu'ils étaient modernes ! ». D'aimer trop les
livres, on se retrouve à apprendre à les décortiquer, carapaces,
coquilles, pattes, éléments visqueux et non identifiés. On apprend
à poser un nom sur chacune des choses, des tournures de phrases, des
groupes de mots, des jeux et de leurs règles. Bref, on en bouffe
jusqu'à plus soif, en oubliant de livrer le vin blanc et le citron
qui en donnent la magie. Ravise, mais touche pas ! Puis quand ça
commence, quand on rentre dedans, quand on se spécialise, ça
s'aggrave encore. Sans fenêtre de sortie. On devient biologiste des
mots, sans avoir aucune appétence scientifique.
Et il y avait pire. Se
rendre compte à fréquenter la maîtrise qu'on n'est même pas
capable de jongler avec deux balles. Que cela ne se résumait pas à
passer très vite l'une de ses balles dans l'autre main pendant que
l'autre défiait l’apesanteur. Mais bien qu'il fallait envoyer les
deux en l'air. Accepter de risquer, ne plus avoir la maîtrise pleine
et continue. Lancer pour se lancer. Une sorte de contrôle à
distance, mais sans manette. Alors j'ai coupé court. En plus de
m'avoir donné la nausée de l'écriture, l'université m'avait
dégoûté de la lecture.
En constatant avec
quelle véhémence l'on tentait de m'enfiler de force dans le gosier
des thèses contradictoires sur les mêmes auteurs, à se suspendre à
bout de voix à nos oreilles pour légitimer des années de
recherches, je n'avais pas envie d'épiler chaque livre que j'allais
lire pour connaître la véritable couleur des poils de son auteur.
Je n'avais plus envie. Les bras m'ont servi alors à d'autres choses,
et j'ai commencé à parler. A apprendre à parler. De ce fait, j'ai
rencontré. Et je l'ai rencontrée. Elle m'apprit de nouveaux
rapports. On s'en apprit de nouveaux. Mutuellement.
A partir de là, il
n'était plus nécessaire de me prouver une quelconque palpabilité.
J'étais. A ses yeux. C'est tout ce qui importait. Elle me parlait,
me touchait, me caressait. Elle m'écoutait, aussi. J'étais. C'est
bien plus que je n'avais jamais eu. Dès lors, plus besoin d'évasion.
Plus besoin de trouver une porte de secours pour les mots. Par les
mots. Plus besoin de point de fuite.
On a mis le temps, mais
on a construit. Pas à pas, brique par brique, on a entassé de quoi
regarder un passé commun, une vraie vie, qu'on peut toucher,
manipuler, retourner. Avec un quotidien pour pouvoir me repérer. Je
n'ai jamais réussi à guérir les montres, et les horloges restent
assez loin de moi, hors de portée. De l'abus aussi. On continue
d'entasser, de vider aussi. Il faut bien de la place. Surtout
lorsqu'on s'agrandit dans un espace qui lui n'accroît pas. Les
cahiers me semblent petits aujourd'hui. Je ne les ai pas jetés. Ils
permettent de constater que j'ai bien été enfant. C'était réel.
Ils me donnent le sourire. Bleu de mer, et jaune nicotine aussi
parfois.
C'est lorsque je me
pensais à l'abri, ou plutôt lorsque je n'y pensais plus, que c'est
revenu. Des mots. Des tas. Des bennes. Avec des tiges en métal sur
lesquelles je me suis accroché, égratigné, empalé parfois.
Pourtant, je cause beaucoup. Enfin, je croyais. Des mots de travail,
des mots travaillés. Des mots passés sous les pinceaux de la
pédagogie. Des mots creux de relationnel. Des mots d'ornement. Mais
plus de mots pleins, de mots sensés. De mots censés remplir plus
que des ondes dans l'air et des têtes qui n'attendent qu'à s'en
vider.
Ils passaient tous au
tamis, se dirigeaient dans les bonnes nasses, venaient se fixer seuls
sur les lignes. Ils choisissaient leurs casiers. Se calibrer. Dans
les gravats, quand la livraison s'est produite, il n'y avait qu'à
plonger la main, pour que le sable se calibre seul selon la couleur
et la taille des grains. Alors je leur ai obéi. Certains tris
semblèrent se tenir, d'autres s'aplatir d'eux-mêmes. Ce qui se
révéla certain, c'est que les thèmes s'imposaient d'un seul
mouvement de pelle. Ils se présentaient, distincts, avec quelques
cellules qui se tenaient par la main. Quelques cellules qui
n'attendaient que de se multiplier, prendre forme, devenir.
Cela a aussi durait un
temps. Le temps de déblayer le tas, faire place nette. Et quand je
regarde ce que j'ai pu construire avec ces quelques cailloux, je ne
peux que constater que les seuls qui se tiennent encore un peu
debout, les seuls qui peuvent abriter un peu de mon silence sont ceux
qui se sont assemblés d'eux-mêmes, sans plan, sans retouche ni
enduit. C'est lorsque le thème s'impose de lui-même que les mots
s'ordonnent de façon relativement viable. Vivable. Que leur lecture
les révèle certes tordus, mais se tenant, solidaires. Solidaires de
moi. Qu'ils sont moi même s'ils ne m'appartiennent plus. Même si je
les ai mis à distance. J'ai bien essayé. J'essaie bien, de partir
de rien, de peu. Et les mots sont gentils. Ils se placent, selon ce
que le mortier de l'encre leur demande. Mais ils n'ont jamais la
contenance de ceux qui se bousculent au portillon avec leur propre
idée en tête.
Alors aujourd’hui,
j'écoute. Plus encore qu'hier. Je n'essaie plus de parler. Plus
vraiment. Mais j'attends et j'écoute. Les petits pas des mots qui
arrivent, s'ils le veulent. Pour pouvoir en tracer leur chemin en
moi. Et tracer un peu mieux le mien. Peu importe maintenant s'il va
de travers.
Cédric Bernard
Le temps des confessions et les mots pour le dire, les mots fuyants comme des faux-fuyants. La pâte des mots à pétrir et quand lève enfin le levain, tout n'est pas dit encore, peut-être l'essentiel encore à venir, l'essence de l'être.
RépondreSupprimerUn peu de nostalgie mais j'aime comme dirait l'autre qui est un je.
la distillation est lente, pour atteindre l'essence. Il parait même qu'on peut y passer sa vie sans réussir à la humer. Fermentation, maturation, et autre opérations en cours... ^^
RépondreSupprimerMerci, ces mots m'ont fait plaisir.
Amitiés, à tantôt