De comment ils étaient rentrés dans la vie l'un de
l'autre, de comment l'accident avait fait rencontrer les routes de
l'un et l'autre, il n'y avait plus que des souvenirs de souvenirs. De
traces tangibles, que dans les regards silencieux et plissés tournés
vers le passé. Ils n'ont jamais raconté ce qu'ils s'étaient
raconté, lorsqu'ils se sont rencontrés. Comme si même le bon ne
l'était pas. Il n'y avait eu pour eux pas plus de destinée que de
destination commune vers la vieillesse.
Oui, il n'y avait plus que des souvenirs de souvenirs.
Ceux des rires et de l'insouciance soucieuse des années
soixante-dix. Des soirées entre amis, et plus encore, des sorties en
famille. C'est-à-dire qu'il était tombé sur une fille de la
campagne, où le patriarche régnait en maître. Où lorsqu'on
partait en escapade, c'était une expédition. Et toute la marmaille,
les aînées et leurs promis, les cadets et leurs cols ronds et
culottes courtes, dans les camionnettes au bruit de tôle qui
résonnait aussi fort que les gorges déployées et le cliquetis des
bouteilles. C'était l'époque où on ne fumait pas, une cigarette à
la main. C'était l'époque où même le vieux portait des pattes
d'éph, mais où ils n'étaient pas bitniks.
Des traces, il ne restait que des goûts d'amertume, des
rancœurs mal formulées, un Beretta obscur dans une valise
cartonnée, quelques photos jaunies emportées. Mais rien de bien
palpable ailleurs que dans ces yeux qui ne veulent plus regarder,
mais regardent encore.
Alors ils ont fait ce que tout à chacun dans ce
milieu-là fait. Ils se sont mariés. Ils ont fait des dîners de
famille, avec toute la famille, le dimanche. Après qu'elle eut suivi
la messe. Ils ont fait des enfants, raisonnablement. Parce qu'on part
en vacances une fois par an, en juillet, comme tout le monde, à la
mer, comme tout le monde. C'était bien ancré, les congés payés.
Parce qu'il y a les factures, et qu'on est qu'employé.
Mais on n'a pas pris de chien. C'est du travail. Puis
c'est un petit jardin. C'est du travail. Bref, ils se sont mariés.
Ils se sont marrés. Un temps. Après, trop vite, on s'écarte.
Pourquoi ? S'ils le savaient... Peut-être parce que dans ce
monde-là, on compte. Les heures, les repas invités, les repas à
inviter, les dépenses du mois, celles du prochain, qui s'est occupé
des gosses. Mais pas les bouteilles. Puis ni les pardons.
Et puis d'abord, il lui demandait pardon, à elle, au
début. Ça s'est arrangé comme ça un moment. Tant que les gosses
étaient petits. Trop petits pour voir, mais pas pour entendre. Mais
ça grandit vite, ces bêtes-là. Et puis ensuite, il lui demanda
pardon, à lui, l'aîné. Lui qui fût
assez grand pour entendre, puis pour voir aussi. Dans ce monde-là,
on compte. Mais pas les coups à boire, ni les pardons derrière.
Et ça commence à ressembler à ça : quand ils
partaient le matin, chacun rentrait dans sa vie sans l'autre. L'un
qui commençait tôt, très tôt, et qui revenait quand la main était
redevenue sûre, assez sûre. Quoique, il y a des tôles froissées
qui ne seraient pas d'accord. Et l'autre qui commençait plus tard,
quoique. La nourrice, puis la garderie, le travail, le ramassage, le
repas, la maison. Mais c'était normal, elle commençait tard. Puis
c'est pas le mâle qui touchait à ça. Lui, il touchait au social, à
l'utile. Lui, il bossait dur. Il était reconnu, estimé, par les
gens. Il comptait pas les heures, ni les coups. Et quand elle
rentrait le soir, elle devait rentrer dans leur vie, de famille, dans
sa vie à lui, même si lui n'y était pas encore rentré totalement,
gêné par quelques vapeurs. Ça c'est arrangé comme ça un moment.
Mais ça grandit vite, ces bêtes-là, et les rancœurs.
Et tout ce qu'on compte. Et l'aîné de savoir compter aussi. De
compter en silence. Les bruits dans la nuit. Le convecteur qui se met
en route, dans la chambre d'à côté, la respiration, les voix de la
télévision dans le salon, les voix des parents que la télévision
ne couvrait pas.
De compter à voix haute. Pendant les repas, les
insultes, les repas qui défiaient l'apesanteur jusqu'à la poubelle,
les couverts qui jouent la concurrence, mais pas vers la poubelle,
souvent. Jusqu'au moment de demander des comptes. Et alors ça
ressembla à ça : la vie qu'on montre à travers les mots beaux
comme la façade repeinte, la voiture qu'on venait de changer, les
prochaines vacances au club mutualiste à la mer ; et la vie que
chacun menait de façon parallèle, presque sans se croiser. C'est
facile, quand l'un se lève tôt, l'autre rentre plus tard. Ne
restait presque que les repas. Parce que les repas, ça se prenait en
famille.
L'aîné n'oubliait pas de compter, et il le faisait
savoir. D'abord les pardons, au moment du coucher, puis très vite,
les mots échangés. A la mère, puis avec lui. Enfin les coups dans
la gueule. Pas à la mère, on ne frappe pas une femme. Mais on ne
manque pas de respect à son père, bordel de merde. Jusqu'au jour où
elle prit son courage à deux mains, après l'avoir mis dans son
plat. L'aîné venait d'esquiver un couteau ailé, et de claquer la
porte. Elle claqua son poing sur la
table, et lui laissa une semaine.
Ça s'est fait sans presque mots. Des mots de
convenance, des mots de partage. De partage des biens. A travers des
courriers d'avocats, jusqu'au jugement. Bien sûr, les enfants
resteraient avec leur mère.
De comment ils étaient sortis de la vie l'un de
l'autre, il reste un acte de divorce, comme le dernier mot attestant
qu'ils eurent un jour une relation. Et deux enfants, qui eux n'en
touchent plus un.
Cédric Bernard
Librement
inspiré des phrases : "Comment pouvait-on disparaître aussi
facilement de la vie de quelqu'un ? Peut-être avec la même
facilité, en définitive, qu'on y entrait. Un hasard, des mots
échangés et c'est le début d'une relation. Un hasard, des mots
échangés, et c'est la fin de cette même relation. Avant, néant.
Après, le vide." d'Antoine
Laurain,
Le
Chapeau de Mitterrand.
Relation d'une relation. Presque une histoire.Deux-là, deux rejetons, prêts à la recommencer.
RépondreSupprimer- enseignements à tirer
RépondreSupprimersuivre les lois
de l'évolution et de l'adaptation -
se tourner sur le passé, pour tailler le futur...
Image sortie du passé, retrouvée un soir d'entracte, Alcina, Haendel, c'était en mai. Mais qui étaient-ils avant? Comment l'a-t-il reconnue?
RépondreSupprimerIls auraient pu...pas voulu...pas pu ?
Et si cela avait été, où en seraient-ils aujourd'hui?
Autant de questions qui resteront dans le suspens de leur histoire...
RépondreSupprimerLe livre a été refermé.
D'autres s'ouvrent, heureusement !
RépondreSupprimeret certains encore décident d'arrêter de lire, et de s'en accommoder, c'est ainsi.
RépondreSupprimerpuis oui, heureusement, il y a les autres.
Parfois tentant, je peux comprendre. Parfois, la lourdeur de la chose l'emporte sur l'envie.
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