lundi 2 juillet 2012

Des vacances





Il y a quelques temps maintenant. C'était jadis, c'était naguère. C'était la guerre. J'ai pris quelques vacances de moi. Va savoir comment c'est arrivé. C'est arrivé. Comment t'expliquer ? C'est comme ces routes de campagne, encaissées entre deux talus, tu connais ? Peu à peu, l'eau s'infiltre, creuse, puis un beau jour, c'est le glissement. Le microcosme dont on pense les racines bien ancrées est emporté. Ou bien comme ces alpinistes qui chaque année, pour le plaisir, s'en vont se frotter aux mers de glace, là-haut. Seulement, elles ne les attendent pas, elles. Elles continuent d'avancer. Les crevasses avec. Et tout griffé, chevronné qu'il est, l'alpiniste finit par déraper, et s'enfoncer dans le ventre froid qui n'était pas figé. C'est un peu ça, alors. C'est arrivé. 
C'est arrivé, puis c'est trop tard. Ce qui t'appartenait ne t'appartient plus, c'est toi qui lui appartient. Ce qui t'appartenait a toute emprise sur toi. Jusqu'à ce que ça ne t'appartienne même plus. Tu n'as plus rien, et tu appartiens. Alors tu cherches des prises, et comme un talus, tu t'affaisses, tu t'affales. Alors il n'y a plus qu'une solution. Tu prends des vacances de toi. Préparation du paquetage, des paquets de clopes, des paquets de nœuds. De quoi survivre, te tordre. Puis tu abandonnes tout le reste. Tu abandonnes ta femme, ton fils, tes bêtes. Ta demeure. Tu t'abandonnes, puis tu pars, le ventre froid, la tronche figée. C'est un peu ça.
      Tu prends comme des vacances de toi. Tu n'as plus rien, alors tu abandonnes le reste. La famille, le téléphone, les connexions. Tout ce qui reste d'humain et proche, mais qui ne touche plus. Seulement la voiture. L'addition de deux mécaniques. Vrombir, rouler. Mastiquer, vomir. Tu stoppes la voiture au gré des ports. Des kilomètres. Souvent, tu la laisses à l'entrée de la cité. Puis ça continue à pieds. Jusqu'à la mer. La longer. Se langer. En large, en travers. De travers. Des kilomètres. Tu photographies les touristes, tu les croises. Un touriste n'est pas un touriste pour lui-même. Ailleurs il est chez lui. Tu l'envies, toi qui es nulle part. Toi qui n'es même pas un touriste. Et tu cours. Des kilomètres. Sans arriver.
      C'est la guerre. Puis tu vois tout, comme un spectateur. Tu essaie de participer, tu n'es pas capable d'être partisan. Même pas capable d'être collabo. Rien, tu es là, mais pas là, ce n'est pas toi. Alors tu tournes, tu cherches, tu retournes. Des kilomètres. Une carte, une boussole, pas de nord. Pas d'oubli possible. Tu es le départ de la chose, mais tu ne trouves pas d'arrivée. La poussière se remue avant de se reposer. Il n'y a plus que là que tu laisses des traces. Alors tu fous le nez dedans. Peut-être qu'à rentrer en soi, il est possible de se retrouver. Mais ça colle. La poussière colle aux basques comme les nœuds aux ventres. Jusqu'à ce que ce soit de la boue. Tu prends tout. La poussière, la pluie, les rafales, les affronts.
Comme tu prends des vacances de toi, tu fais des choses que tu avais oubliées. Tu refais des choses. De ces choses qui t'appartenait. D'abord, tu photographies. Puis, tu réécris. Comme avant. Puis, tu écris. Du nouveau. L'avant, et le renouveau. Tu ressasses, et renouvelles. Tu nivelles ton talus. Brun par brin. Des kilomètres de lignes. Comme les lignes des kilomètres parcourus. Mais regarde bien, tu ne récupères jamais tout. Le récit a commencé en causant d'un « je », puis je continue en distanciant d'un « tu ». Tu vois, on ne récupère jamais tout vraiment. Le courant emporte toujours des parts de soi que la mer ne recrache pas. Ne recrache plus. A présent, je prends garde, j'essaie de ne plus m'oublier, quand je pars en vacances.
 
 
 

6 commentaires:

  1. Un beau texte. L'impermanence est la règle qui elle-même est fluctuation.
    On croit partir; et c'est toujours le même paysage. Son paysage intérieur que l'on trimbale avec soi.

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  2. mais ça arrive, ça arrive, de l'oublier. Alors là, même si on le percevait parfois comme au bout d'une chaîne, on s'aperçoit que nous ne sommes pas pareil sans. Alors trimbalons, et enrichissons-le, ce paysage, pérenne, mais heureusement changeant.

    Bien à vous, la bonne journée !

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  3. c'est nulle part,
    c'est en nous,
    une guerre intérieure qui se joue
    sans que rien ne paraisse à l'extérieur,
    combat contre soi
    pour soi

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  4. et le combat a autant d'importance que le résultat
    et le combat a autant d'importance que le retour

    se remémorer, retracer, garder le dessin, sans s'y submerger
    garder le dessein, et les parts de soi
    qui peuvent être sauvées

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  5. Je prends garde, je prends et je garde... Je ne sais pas que j'ai gardé, mais la pensée chemine avec les émotions...Alors on garde au moins l'émotion de ce "déracinement" de soi... J'ai la faiblesse de croire que c'est pas rien !

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  6. et tu as raison. Non pas une faiblesse, mais peut-être bien plutôt une force, je crois. On ne récupère pas tout, mais on ramasse aussi autre chose, et même si c'est pas grand chose, oui, c'est pas rien.

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