Bien
sûr qu'il savait parler, petit. Mais ce n'est qu'il y a peu qu'il
s'était rendu compte. S'en était rendu compte. Ces premiers mots
raisonnés,
ordonnés de pensées, il les avait articulés, il les avait appris
avec des mots de colère qui n'étaient pas les siens. Une colère
qui n'était pas la sienne. Une colère qui l'effrayait. Alors les
premières années il ne s'en était pas servi. Il garda encore
quelques années ce langage intelligible et utilitaire, ce langage
inintelligent. Avec ses mots. Jouer Manger Pisser Fatigue Dormir.
Puis,
progressivement, il apprit à les enrober. Car il faut bien parler,
car il faut bien échanger. Il faut bien grandir. Il apprit à les
enrober, un peu comme des friandises. Enrobés de mots-sucrettes ou
de voix douce. Il ne voulait pas qu'on les entende, ceux de colère,
qu'ils s'attachent dans le pavillon de ceux qui les entendaient comme
ils s'étaient incrustés dans le sien. Qu'ils marquent ailleurs
comme ils l'avaient marqué. Il avait appris à parler avec des mots
de colère. De là lui venait certainement la sienne.
Pour
mieux les enrober, mais aussi tuer le temps en ouvrant ses tripes et
les étaler, faire durer jusqu'à, jusqu'à ce que, il s'était mis à
lire. Non pas, à dévorer des livres. Il apprit comment on met un
mot plutôt qu'un autre, comment on omet un mot, comment on commet
poliment. Alors sa voix prit d'autres mots, et en même temps qu'il
enrichissait son vocabulaire, il grandissait ses pensées. Seulement
il n'y avait personne derrière le livre pour répondre à ses
questions. Il n'y avait personne pour écouter cette voix qui
s'assourdissait.
Pour
autour, c'était un gentil garçon qui marmonnait au lieu de parler.
De toute façon, il n'avait rien d'intéressant à dire. Qu'aurait-il
pu bien avoir à dire, de toute façon. Lire Manger Pisser Asperges
Dormir. Peu grand chose de plus, de plus il n'était pas drôle.
Cette voix s'assourdissait et butait, trébuchait comme si elle
rencontrait des nids de poules dans l'air. C'était un garçon
monocorde. On pensait bien qu'il ne pensait rien.
Puis,
progressivement, la colère le prit l'enroba. Car elle était
toujours présente. Car il faut bien vider. Lorsqu'elle fut trop
présente, si présente qu'il n'entendait plus qu'elle, il essaya de
lui parler. Il lui parla, mais avec cette voix là, elle ne
l'entendit pas. Alors il prit ses propres mots à elle, alors elle
l'entendit. Et se fâcha derechef. Elle se fâcha si fort qu'elle
s'imprima sur lui, en lui. Elle était devant lui, elle était dans
sa bouche, dans la vibration de ses cordes. Était la vibration de
ses cordes. Tant et tant qu'il ne pouvait ouvrir la bouche sans
qu'elle soit avec lui. Même si les lèvres closes, on ne voyait
rien. Rien ne transperçait. Que la colère en dedans. Il tenta de
s'écarter d'elle. S'en écarta. Crut s'en écarter.
Fit
un pas dans le silence. Y retrouva les mots calmes qui seyaient à
l'apparent calme de sa personne. Olympien disait-on. A connaître un
peu les mythes grecs, ce n'est pas l'adjectif qu'il eut choisi
lui-même. Les histoires de leurs dieux et héros ne découlent
généralement pas d'une conduite ataraxique.
Que
peuvent construire colère et silence ? Quel enfantement d'homme
à venir ? En colère et silence. Il s'immergea dans les mots à
éjaculer précocement des phrases noyées. Des saisines, des saisies
brutes sur lesquelles se râper. Dans lesquelles se noyer comme dans
de la sciure. Jusqu'à ce que de la bouche pleine et pâteuse plus
rien n'en sorte, n'en puisse sortir. Que plus rien n'emporte. Sa voix
prit encore un octave et un peu d'air. Lèvres plus fines encore.
Et
encore un peu. Apprendre à respirer. Lentement. Que la respiration
soit aussi douce que ces mots-sucrettes. Que la peau râpée de la
voix se lisse comme l'apparence calme. Pour qu'aucune colère ne
puisse remonter du larynx en s'y accrochant. Pour qu'aucune colère
ne puisse redescendre en lui rencontrer et raviver la sienne. Qu'elle
ne batte pavillon noir, gangrène noire partie de l'oreille, partie
dedans. Un trait de lèvres légèrement retroussé.
Expirer,
ne plus en être bousculer du corps des autres. Inspirer, ne pas en
être ni miroir ni carnation. N'en être plus tambour, résonance où
l'autre battre propre sa voix, laisser prendre prise à sa propre
colère. Nulle prise. L'on comprend de moins en moins qu'il n'est pas
uniquement de caractère fort que chez celui qui gueule fort. Mais la
facilité raccourcit. La facilité de suivre un schème commun
d'accords sans concevoir qu'il y a justement de la faiblesse dans la
nécessité de devoir gueuler pour se faire entendre. Qu'il y a
faiblesse à partir de l'instant où la voix se doit d'imposer le mot
par le ton et sa tenue. Qu'il y a faiblesse lorsque le mot ne se
tient plus. Le mot sait se suffire.
Lui
bannit ces mots-là, ces tons-là. Du moins tente. Apprendre à
parler, c'est apprendre à respirer. Peu à peu il respire, et à
voir peut-être seulement cette palpitation trachéenne. Il ne sait
pas, il ne peut pas tout effacer, tout gommer, tout lisser, mais
c'est l'épaisseur du souffle qui tamponne. Il s'épaissit. Ainsi
perdit-il certaines parts de ce que certains nomment cœur. Pierre
friable. Pierre sans avis. Pierre. A décocher des regards de l'autre
comme des coups de pied. Il en faut bientôt plus pour le bouger.
L'inertie concède une force.
Dans
ce trait de lèvres, l'on pouvait y voir le caractère de la
résignation, alors que l'on n'entendait l'abnégation. Sur les
lèvres lisses l'autre veut y lire, y mire son propre atavisme. Il y
pose ses propres mots, les laisse l'emporter lui-même dans les
lettres de son propre caractère, il s'emmène seul ce faisant, se
prête à lui-même, lui prête ses colères, ses contradictions. Le
garçon ne répond, ne rend, ne donne, ne prend la mouche, lui laisse
sa merde. L'apprentissage du langage par des mots de colère
inculque mieux la force du verbe et celle du silence. Il n'y avait
plus de brèche en lui pour la colère de l'autre. Il s'épaissit.
Il
n'y avait aussi plus de brèche en lui pour l'amour de l'autre. Plus
de fissures si lui-même ne s'ébréchait. Alors lorsqu'il répondit
en silence aux mots mièvres et couchés de son père. Et lorsque son
père reçut le silence plutôt qu'une mascarade de gratitude pour sa
carte, il ne l'appela toujours pas. Irresponsable du pouvoir des
mots, ce dernier clôtura la mémoire de la naissance de son fils
d'une lettre d'adieux, de reproches étouffés, de souvenirs mal
placés. Toujours d'un seul côté. Il vit encore ce qu'il avait
envie de voir, dit ce qu'il avait envie d'entendre. Il enverrait
quand même un pécule de sa retraite pour le tout-petit, car il
restait grand-père, même sans le voir.
L'homme
se facilitait encore la tâche. Il n'avait pas vraiment le désir
d'entendre, seulement sa propre colère, celle qu'il prêtait aussi à
son fils. Lequel échangea une latitude contre une autre. Ne joua pas
le jeu qu'il n'avait pas choisi. Il prit le combiné résoudre la
colère de l'homme. On ne peut exiger entendre la voix de l'un sans
se donner la peine de s'adresser à lui. Il lui enroba une journée
pleine, un temps pressé, compressé d'impératifs, s'excusa un peu,
piqua un peu sa réaction, lui rendit la dérision qu'elle n'avait
pas.
Il
avait appris à parler avec des mots de colère qui n'étaient pas
les siens. Il apprit à répondre à la colère des siens. Il apprit
à leur rendre sans y adjoindre de valeur ajoutée, sans surenchère.
A l'autre de reprendre sa propre colère. Sa propre colère et la
force de ses propres mots. La colère s'en revient toujours d'où
elle part. Cette façon irritait, on lui prêtait tout :
lâcheté, fuite, faiblesse, transparence. Néanmoins lui était
debout et regardait. Lui n'avait plus besoin de gueuler.
Elle
était là pourtant, dans sa gueule, la colère. Sous-jacente.
Latente. Elle était là mais il n'avait besoin de l'envoyer dans la
gueule des autres. Il n'avait pas besoin du miroir de l'autre pour
s'y confronter, pour l'affronter. Elle redescend toujours. Elle
descend toujours s'asseoir sur sa pierre. Mais il n'avait plus besoin
de fronde pour la jeter. Sa force conservée lui permettait à lui de
se dresser. Et de muer en roc un caillou.
il en est des colères comme des mots :
RépondreSupprimerdifficile de juger de leur vérité, de leur fiabilité.
Les contradictions des unes répondent aux concordances des autres,
leurs silences sont leur immoralité.
"leurs silences sont leur immoralité."
RépondreSupprimerAprès tout
l'un l'autre
l'un de l'autre
ne sont que du
vent
quelques brassées
remuantes
coincées entre des spasmes
de matière grise
de cellules et d'eau
leurs silences
sont des pluies.
(je savais que tu relèverais :D )
RépondreSupprimer(c'est qu'on en est plus à se conter fleurette... ;) )
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