Après avoir fait les
comptes, nous les séparions. Le banquier n'a rien compris. Puis je
lui ai dit que le chien était en pension. Impossible de le prendre
avec moi là-bas. Ce ne serait que pour une dizaine de jours.
Normalement. Puis après un café froid, je pris la route.
Il m'avait dit, dès que
ce sera les vacances, tu pourras venir. Tu te reposeras. Il y a une
chambre d'ami à l'étage. Nous ne serons pas là la journée, tu
seras tranquille. Ça te fera du bien. Oui, de toute façon, il
fallait bien. Oui, marre de poser par-ci par-là. Puis près de six
mois, un peu plus ou un peu moins, que le corps ne dormait qu'une
poignée d'heures par nuit. Où le corps puise tu ne sais pas trop
où, parce que de toute façon t'es à peine dedans. Parce que de
toute façon tu n'es qu'une peine qui ne comprends plus rien. Qui ne
sait plus quel assaut exactement tu repousses et quel assaut s'élance
encore. Tu ne les vois même plus arriver. Après l'époque des
sièges, c'était celle de l'exil. Oui, de toute façon, il fallait
bien, là ou ailleurs, et c'était plutôt bien, là.
Le sac était déjà
prêt. Depuis quelques semaines. Pas un sac, un coffre. Celui de la
bagnole. Voir d'un coup d’œil ce qui reste, ce qui te reste de dix
ans d'élévation du fond d'un trou jusqu'à la fierté de quatre
murs. C'est une image gueulante, d'un coup d’œil, considérer le
désordre du tas, porter ton tas de ruines à l'arrière, et être
bien sûr de sa réalité. Dans le dos à chaque fois que tu es au
volant.
Pas d'autres options, où
l'épuisement physique se révèle être un bénéfice, en fin de
compte. Impossible d'embarquer le sac à dos qui n'attendait pourtant
que toi et de se barrer à pied. En mode « lâcher-prise
définitif ». Mais quelles forces pour errer à pied ? Il
y avait au moins de la lucidité là-dessus, le physique n'aurait pas
permis d'assurer la distance. Au moins celles de couvrir les
kilomètres au volant, la force et la lucidité, je veux dire.
Pour l'avoir empruntée
plusieurs fois, je peux dire que cette route me plaît. Un peu moins
entre Caen et Avranches, où, ben, c'est comme ça. Les kilomètres
défilèrent, laissant bien le temps de voir passer, sans
véritablement être capable de le certifier, ce qui était perdu, en
perdition, derrière soi, le paysage, les bagages, les échappements,
ce genre de conneries et celles dont on ne voit plus le bout du nez,
ou qu'on ne peut plus. Passé le tiers du parcours, bien moins de
scrupules, la discographie a déjà bien tourné dans le lecteur,
pour accompagner l'écrasement, le porte-gobelet accueille une 33 cl
fumée. Pas sûr qu'il y ait de bonnes bières, là-bas, alors, le
coffre, il est un peu frigo, aussi.
Ce qui comptait, c'était
tenir le trajet. Se nourrir en route, d'une batterie de sandwichs
sculptés dans le pain de mie, à la plastique froissée, taillée de
drapés qui leur permettent de ne pas s'émietter complètement avant
ingestion. Mais quand même. Un arrêt à Rouen. Le plateau qui
s'éventre sur la veine ouverte de la Seine. Ses larges rives qui
amènent spontanément à courir à droite, les clochers comme nord
de boussole. L'occasion de prendre les premiers clichés, frayer avec
la futilité. La première lueur de légèreté dans la tonne de
plomb. Trop éthérée pour être réellement perceptible sur le
moment, mais en reculant bien, réelle. C'est ça, caresser un peu le
plomb.
Et l'heure qui passe et
une autre et le temps qui les suit et celui de se remettre en route.
Pour six, ça devrait être bon. Le reste d'une traite, sauf à
l'aire dite du Mont Saint-Michel, faut être équitable. Pour la
vessie. Avec la route, on oublie un peu le reste. Il est gravé
physiquement, on le sent encore, mais ce rouleau noir qui se déroule
plutôt que de compresser dé-focalise, ruse. Jusqu'à ce que la
répétition, macadam, compteur, frein, macadam, compteur, heure,
macadam, jauge, nécessite ce qui reste de l'esprit pour n'être plus
que ça, et cette attente qui ne cherche qu'à satisfaire sa faim
dans la fin.
Je sais pas pourquoi, ton
département me fait toujours quelque chose, qui suscite une sorte
d'avidité, où tu lances tes yeux toujours plus loin pour voir
toujours un peu plus. J'ai bien compris qu'il fallait les
accompagner, que ce n'est que là qu'on perce quelques secrets, ou se
contente au moins de buter dessus. Mais ce sera toujours différent
que de se buter sur certaines réalités. C'était un peu prévu.
Fuir seul un peu plus le réel, ou plutôt le laisser se réordonner
dans la caboche, en allant se buter sur le plus de rivages possibles
par là-bas. Là-bas où il n'y a plus personne. Là où plus aucun
téléphone ne peut te blesser de messages. Là où au moins tu sais
où mener la bagnole, mener ta couenne et ses pieds. Sans avoir
besoin d'ouvrir ta gueule. Oui, laisser un peu le crâne se refermer.
Puis enfin tu descends.
Ça me semble très long, presque autant que les heures de routes.
C'est drôle tout de même, venir chercher le repos dans un collège.
Ça m'en a fait une, d'impression ! Mais y'a pas, tu avais
raison. Puis ça aussi. Tu m'accueilles en ami, et tu me laisses
partir un peu en père. Avec du sommeil pour un mois. C'est un peu
couillon. Parce que j'ai pas envi que ça change tant en fin de
compte. D'avoir un si bon ami. Parce que je sais que je suis un bien
mauvais fils, et ça me ferait bien chier que ça gâte ça. D'autant
que t'es plutôt un bon papa... T'es de ceux qui savent faire voir
les trésors. Même si je savais déjà qu'ils n'étaient pas dans mon coffre.
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