dimanche 19 août 2012

Perdere

  
Seulement de la patience. Se rappeler où, pour la dernière fois. Ne pas céder à la terreur sourde de la perte irrémédiable. Chercher dans le sac à main, agenda, téléphone, photos
Maintenant je garde des photos de tout -
Chéquier, carte bleue, liste de mots usuels Français-Anglais, dictaphone
Conserver les voix, les conversations -
Rien. Jamais on ne trouve rien. Recommence. On ne trouve jamais rien. Dans un sac à main. Les objets s'y abîment. Seul émerge des profondeurs le superflu, ce qu'on ne cherchait pas, justement.
Anna, à genoux, renverse le contenu du sac sur le palier, en hâte. Un voisin pourrait venir, elle détesterait sa sollicitude.
Je ne veux pas qu'on me voie, pas qu'on sache -
Agenda, téléphone, antalgiques, bloc de post-it tous griffonnés, chéquier, carte bleue, liste de mots usuels, dictaphone.
Introuvables.
Anna tremble.
Ce n'est rien, ça arrive à tout le monde. Perdre ses clefs. A tout le monde. Ça ne veut rien dire -
Elle attendra le retour de Pierre. Elle les a égarées, il comprendra.
C'est moi, l'égarée -
Pierre posera sur elle des yeux absents, des lacs d'indifférence. Ne posera aucune question, n'apportera aucune consolation. Pas d'égard pour l'égarée.
Egarer. Egard. Hagard. Hagard, de hagerfalk, faucon sauvage. Oiseau hagard : trop farouche pour être apprivoisé.
J'ai été un oiseau hagard. Et maintenant, qui vais-je devenir ? -
Hagard, synonyme : effaré.
Anna est lasse de chercher des mots de substitution. Les objets et les mots sombrent dans des puits d'oubli. Ne pas les livrer au hasard, perdu d'avance.
Hasard/hagard, une seule lettre, ne confonds pas, Anna -

Pierre ne s'étonnera pas de ce qu'elle a perdu les clefs. Peut-être lui demandera-t-il simplement pourquoi elle n'est pas allée au cinéma. Elle lui dira qu'elle était contrariée à cause des clefs.
Quel film, déjà ? S'il savait, je n'étais pas contrariée, j'étais terrifiée. Quel film, déjà ? -
Persona, de Bergman, voilà. C'est ce qu'elle dira.
Terrifiée, oui, et cet homme, là-bas, de l'autre côté de la ville, qui lui a annoncé ça comme ça.
Est-ce qu'il a imaginé le mal que ça m'a fait ? Les hommes ne savent pas -

Pierre ne revient pas. Il avait dit qu'il passerait la soirée à l'appartement, alors qu'elle serait au cinéma.
Je crois... Bien sûr il ne reviendra pas. Demain peut-être. Ce n'est pas la première fois. Toi aussi -
Combien de mensonges érigés de part et d'autre, combien de murs d'indifférence ont forgé cette entente de bon aloi qui régit leur vie commune. La vérité ne peut plus y avoir sa part.
Anna devrait lutter seule contre le chagrin et l'oubli, sans le halo de caresses qui la rendait vivante, vibrante, il n'y a pas si longtemps. Toute lumière éteinte à présent.
Ne reste pas là, tu ne vas pas l'attendre toute la nuit -
Mais dehors, elle a peur de se perdre, d'être noyée dans des rues sans mémoire. Avant, hier sans doute, les rues avaient la couleur des histoires d'Anna. Anna/Pierre. Anna/Simon.
J'aurai aimé deux hommes dans cette ville -
Maintenant, les places, les rues vont perdre leur signification. La ville va devenir étrangère, innommable. Seul l'océan lui sera familier. La rumeur matricielle, la grande mugissante, tout près.
De cela, je suis sûre -
Lentement, Anna rassemble les affaires éparses, les dépose au fond du sac, se lève, descend les marches, lentement, il n'y a pas à se hâter, franchit l'entrée de l'immeuble.
Dehors, la lumière faiblit, bientôt il fera nuit. La ville est déserte, enclose sur l'intimité du soir dans les maisons.
Je n'ai plus de maison, plus de raison... de -
Anna n'éprouve plus rien que la chaleur du sable sous ses pieds nus. Elle ne sait pas à quel moment elle a ôté ses chaussures. Le sac non plus, elle ne sait pas.
Il n'y a plus que ce contact granuleux de la peau sur le sable, puis une surface lisse qui affleure doucement. Anna se penche, déloge le galet de sa gangue de sable. Il a une forme parfaitement ovale. Le miracle obstiné des vagues lui a donné cette forme qu'on ne trouve qu'à certains visages, celui des madones, et cet aspect lisse, d'une douceur bouleversante.
Anna contemple le galet, le presse longuement entre ses paumes. Rien ne pourrait lui arracher le souvenir d'une telle douceur.
Rien. Pas même la lente dégénérescence que vient de lui prédire le médecin. Elle ne laissera pas la maladie naufrager sa vie.
Anna entre dans l'eau.
C'est la nuit.

Sarah
  

5 commentaires:

  1. Savoir, ou accepter de perdre, pour trouver

    - belle histoire -

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  2. peut-on perdre tout à fait les sentiments ?

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  3. peut-être plutôt, plus ou moins malgré soi, les faire lutter, muter, muer...

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  4. je ne résiste pas...

    http://www.youtube.com/watch?v=HTG5U2hBv1g

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