Depuis quelques années déjà, le vieux ne bougeait plus de sa chaise à l'assise en formica. Il restait assis là, sans mots dire, un vague sourire aux lèvres. Installé dans la fraîcheur de la cuisine, sous la surveillance de la vieille. On ne grimpait plus à son atelier pour le trouver.
Au début, il fumait encore, de ces petites cigarettes de tabac gris, roulées avec ces machines métalliques. Puis un jour, il arrêta aussi de fumer. Il avait oublié. Chaque jour, il portait encore sa casquette de toile beige, alors qu'il ne sortait plus. Est-ce la vieille, qui lui mettait sur la tête, ou avait-il encore le réflexe mécanique de s'en emparer et de s'en parer ? Il restait assis là, un vague sourire aux lèvres, et de temps en temps, mû par on ne sait quoi, il joignait les mains et se tournait les pouces. Ou bien il glissait sa main dans la poche de sa blouse élimée. D'autres fois, ses longues jambes passées l'une sur l'autre, il balançait son pied, tant et tellement que ça finissait toujours par agacer la vieille. Bientôt, il fallut aussi le faire boire. C'était devenu cela, sa vie. De la chambre à la cuisine, de la cuisine à la chambre.
A droite de la porte d'entrée était accrochée une grosse clef de bois sculptée, objet métaphorisé sur lequel, comble, l'on accrochait ses clefs à de petits clous noirs à têtes carrées. Il y en avait très peu : celle de la porte d'entrée, et celle de la vieille porte vermoulue et écaillée du garage, jointe à celle de la vieille 2CV qui y dormait paisiblement. Auparavant, il n'y en n'avait qu'un, celui de la maison. Des deux, seul le vieux avait le permis. Ça ne se faisait pas, chez eux, à l'époque. L'autre jeu reposait donc, d'avant la catatonie, dans la poche de la sempiternelle blouse bleu pétrole, à côté de la rouleuse en métal et de la blague à tabac. Il y a des panoplies stéréotypées, qui n'en sont pas moins vraies et néanmoins si particulières... A présent, ça n'était plus le cas, le vieux avait perdu, fors la casquette, les attributs de son statut patriarcal. Ainsi, l'automobile bleu céleste ne sortait plus, les enfants s'occupaient à tour de rôle d'emmener leur mère faire les courses. Il lui restait néanmoins cette déformation caractéristique, de la poche bleue, causée par les postulats de son ministère démis. Comme le réceptacle d'un passé qui refuse de s'effacer.
Une fin de matinée, alors que le soleil commençait à taper sur les vitres, la vieille achevait péniblement sa lessive à la main. C'était une dure à cuire, et ni les finances, ni même la fierté n'autorisaient l'achat d'une machine à laver. Cette dernière arriva bien des années plus tard, avaliser la décadence physique de sa propriétaire tout autant contrariée que résignée. La vieille vida la grande bassine en zinc, puis accrocha consciencieusement le linge sur l'étendoir. Puis elle s'en retourna à la cuisine, où elle avait laissé le vieux, sagement à sourire aux anges.
Seulement, en arrivant dans la pièce, il n'était plus là. Elle fit le tour des autres pièces, rapidement. Sa placidité éprouvée diminuait tout aussi rapidement. A l'instant où elle allait franchir le seuil pavé d'hétéroclites bris de carrelage, pour se rendre à l'atelier, son œil s'arrêta sur l'accroche-clef si kitsch. Il en manquait un jeu. Celui de la 2CV. La pression sanguine augmentant encore, elle déboula dans la rue, les joues si rouges qu'on eût pu en suivre tous les capillaires du doigt. Elle constata, impuissante et désorientée, le garage béant, invraisemblablement vide. Tout aussi précipitamment, les pommettes écarlates, elle remonta la rue jusqu'à la maison d'au-dessus, tapant à la porte. « Les clefs de l'auto ne sont plus là. »
A la suite de cela, les coups de fil s'enchaînèrent. Dans l'heure, la famille fut réunie. Les filles, leur mari, les petits-enfants qui avaient le permis. Les plus jeunes furent mis à l'écart, sans explication. La battue s'organisa. Des binômes s'établirent rapidement, malgré l'atmosphère de panique. Chacun d'eux couvrait une route. « Où avait-il bien pu se rendre? » Certains, peu convaincus, sillonnèrent les routes aux alentours du village, d'autres celle jusqu'à la ville. D'autres, enfin, prirent la route de la mer.
C'était cela, ça ne pouvait être que cela. Le vieux, dans sa folie douce, avait dû prendre la voiture pour se rendre à la plage, sa plage. Du temps de sa vigueur, sur la petite plage prolétaire adossée aux dunes, il en avait bâti de toutes pièces, de ces cabanons, de ces chalets, comme on les appelle là-bas. Dans son égoïsme, il en avait passé, du temps, des années, seul, assis sur le perron, au pied des galets et du sable, à fumer son tabac gris comme la mer.
Alors deux de ses gendres s'y rendirent, une première fois, sans trouver trace, ni le long de la route, ni une fois là-bas. Ils revinrent bredouilles, racontant au soir leur infructueuse recherche, leurs regards anxieux jetés sur chaque bord de route, chaque talus profond, au cas où le vieux perdît le contrôle du véhicule. Racontant leur arrivée au dernier chalet qu'il posséda, le premier, un des plus remarquables par sa constitution, lorsque l'on approche du front de mer. Seulement, le récit ne faisait qu'accroître le sentiment d'impuissance qui s'était emparé de tous. Au soir venu, on fit souper les enfants, puis se relayer auprès de la vieille. Ses enfants le savaient bien : sa vie n'avait pas été belle, ni facile, mais c'était tout de même son mari.
Le lendemain, la battue reprit, sans plus de conviction, mais toujours avec une fébrilité anxieuse. Avant midi, enfin, sur le bord de la route, en direction de Blériot, on aperçut la 2CV. Comment avait-on pu la rater la première fois ? Mais où donc était le vieux ? Les clefs étaient sur le contact, mais la mécanique ankylosée refusa de redémarrer. On poussa donc derechef jusqu'à la plage. Il avait dû finir la vingtaine de kilomètres à pied. Cette fois-ci, c'était certain, il était là.
Sur place, on arpenta la plage à pied, passant et repassant entre les alignements de chalets. On questionna les gens présents, dressés sur leur haut perron de peinture rongé par le sel. Ces peintures n'avaient plus véritablement de couleur, les couches successives s'entremêlant. Et oui, on l'avait vu, mais c'était hier. L'absence de quelques années mise à part, tout semblait courant. Les gestes, les postures, les conversations. Il était passé saluer ses anciennes connaissances, ses anciens voisins chroniques. Il était passé revoir chacune des petites constructions qu'il avait élevées du sable. Il était passé respirer la mer, la contempler, encore. Il était passé la regarder dans les yeux. On l'avait vu assis sur les marches branlantes d'un chalet fermé, en front. La casquette vissée sur le crâne. Mais à présent, nulle trace.
Le soir tombant, on se résigna à contre-cœur à rebrousser chemin, rapporter les nouvelles doubles. En détaillant le bord des routes, sur le retour, un des gendres aperçut une tache claire, à la naissance de la pente d'un fossé. Ils stoppèrent la voiture sur le bas-côté, fiévreusement, et coururent jusque là. Au fur et à mesure qu'ils s'approchaient, se distinguait de plus en plus nettement la forme d'un corps étendu de son long, au bas du talus asséché. Le vieux était tombé là, hagard et harassé de fatigue. Les vêtements étaient poussiéreux, les membres, dépeuplés. Il avait du passer la nuit là. Ils le soulevèrent délicatement pour le porter à la voiture, où ils l'étendirent sur la banquette arrière. Puis ils rentrèrent.
Une fois arrivés, la première réaction fut celle du soulagement. Chacun s'activa. Qui d'appeler le médecin de famille, qui de le déshabiller, qui de le nettoyer. Néanmoins, on n'en tira aucun mot. Le regard du vieux était éteint. Chacun restait cependant circonspect. Les pieds du vieux étaient en sang. Il avait fait la majeure partie du trajet en marchant, conduit par la sénilité pour les uns, mené par l'unique volonté pour les autres.
Il se passa trois jours, encore, de cette agitation particulière, qui intriguait et inquiétait les enfants. Puis au matin, le voile chut. « Les enfants, votre grand-père est mort hier ». Un autre voile tomba sur les visages, celui du chagrin.
Bien plus tard, les petits-enfants avaient grandi, il y avait déjà quelques arrières petits-enfants. Ce fut au tour de la vieille, de partir. La famille se réunit, à nouveau, pratiquement au complet. Les dispositions furent prises, les biens, plus ou moins bien répartis. Deux ou trois jours après, ma mère me prit à part, discrètement. Ouvrant ses mains, elle me tendit deux objets. « Tiens, dit-elle, j'ai réussi à les prendre avant que tes tantes ne les trouvent. » Dans ses mains, il y avait cette vieille rouleuse en métal, qui me fascinait tant petit, et un galet de silex aux reflets bleus, tout poli. « Je sais que tu fumes, même si tu te caches, et je préfère que ce soit toi qui l'aies, plutôt que ça finisse en brocante. Son couteau et sa casquette ont déjà disparu, comme tous ses outils. » « Et le caillou ?, demandai-je, curieux. » « On l'a retrouvé dans sa poche, tu sais, lorsqu'il a disparu. Personne n'a pensé à le jeter, je l'avais mis avec ses objets, dans le tiroir ».
Ce petit galet irisé, je le promène à mon tour, avec la blague à tabac, toujours de service.
sur le galet
RépondreSupprimerla fraîcheur du souvenir
murmure du passé
par vagues et effluves...
SupprimerLes écrits restent, et seront un jour transmis comme la blague à tabac...félicitations, on s'y projette...
RépondreSupprimerMerci Madame, ça me fait très plaisir, et plaisir de te voir ici.
SupprimerSi le cœur t'en dit, et que tu trouves le temps, la fenêtre t'es ouverte. Je suis sûr que tu as des fonds de tiroir... ;)
Belle nouvelle Cédric ! Un petit caillou de rien du tout, un trésor qui chuchote au fond d' une poche.
RépondreSupprimerMerci Brigitte, ce compliment a une certaine valeur pour moi, j'en suis touché.
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