vendredi 24 août 2012

Trousseau de clefs



     Ciel et mer plombés, mélangés sur la ligne d’horizon… Verticale de la falaise dressée à l’arrière. Ballet des mouettes acariâtres dont le cri se perd dans le feulement du vent.
Emmitouflé dans mon ciré jaune, je suis la seule tache colorée de ce grand nuancier liquide et minéral qui va du blanc sale à l’anthracite. Vide de pensée, inerte, posé sur la grève comme une épave rejetée par l’océan, je me force à entrer en résonance avec le vent qui s’époumone depuis des jours et des nuits.
     Mes doigts cherchent machinalement au fond de mes poches : quelques miettes de biscuit accrochés aux fils de la doublure, un mouchoir roulé en boule, du sable venu d’une autre plage, un autre jour, peut-être un jour de soleil… une pièce de monnaie. Pas de clef. Il n’y a pas de clef. Où ai-je mis mes clefs ? Une inquiétude diffuse me pousse à chercher plus avant. Je retourne les deux grandes poches du ciré ; je fouille celles du pantalon, les deux devant, les deux derrière, en me tortillant sur mon assise. La petite poche de poitrine du polo. Qu’est-ce que j’ai fait de mes clefs ? Fébrile, je refais le même circuit trois ou quatre fois : les poches du ciré, celles du pantalon, celle du polo. Je ne trouve rien. Cela m’agace… Et puis mes pensées fatiguées se lassent, se perdent.
     Je racle aussi le fond de ma mémoire, pour voir ce que je pourrais bien ramener au grand jour. Une chanson, quelques visages flous, des échos de ma vie d’avant, des bribes de souvenirs qui s’évanouissent comme de l’eau sur une terre desséchée.
     Il y a tellement de jours et tellement de nuits que je m’efforce d’oublier ce qui a rempli mes nuits et mes jours. Petit à petit, j’oublie… J’oublie même que je ne sais plus où sont mes clefs…

     J’ai oublié les grands jours colorés de jaune et de bleu, les cris des enfants, les portes qui claquent dans la maison au gré des courses et des poursuites. J’ai deux enfants, un garçon et une fille. « Le choix du roi » dit la sagesse populaire. J’étais un roi, du moins j’étais le leur. Et cette puissance qui m’était d’emblée accordée par ces petits d’hommes, qui semblait aller de soi pour tout le monde autour de moi, mes frères, mes amis, mes parents, ma femme, je n’en ai pas voulu. Durant des années, j’ai hésité entre une sorte d’affection fraternelle - une attention enjouée, protectrice et parfois agacée – et un rôle de statue du Commandeur, à cheval sur toutes sortes de principes érigés en règles de vie non discutables. Naviguant sans aucun système de prévision compréhensible, ni pour moi, ni pour eux, entre ces deux pôles trop extrêmes, mes errements ont eu raison de leur attachement. Mes propres angoisses m’ont détrôné, m’ont chassé de la sphère tiède de leur tendresse naturelle. Un jour de silence particulier, je me suis dit que je les avais perdus. Comme ces fichues clefs que je ne retrouve jamais !

     J’ai oublié Hélène, sa façon de se tenir appuyée au chambranle de la porte d’entrée et de regarder d’un air penché ceux qui arrivaient, et ceux qui s’en allaient. Quand je partais travailler, je sentais son regard accroché à mon dos. Je résistais pour ne pas me retourner. Je ne voulais pas me retourner. Peur de rester accroché à ses yeux sombres, de ne plus pouvoir avancer vers ces journées sans elle, peur de redevenir dans le regard d’une femme – ma femme – le garçon écrasé d’une responsabilité non assumée, que j’étais dans le regard de ma mère. Ma mère dont l’ambition inquiète avait fait de moi – son seul enfant, son seul compagnon de vie – cette sorte d’Atlas sur lequel reposait tout l’échafaudage fragile de la vie qu’elle avait patiemment rapetassée, après que mon père se soit évanoui dans la nature, lui, sa belle gueule –dont j’avais hérité – ses promesses et ses paroles jetées en l’air. Ma mère qui avait cru aux lendemains qui chantent qu’il faisait miroiter ! Ma mère qui, du coup, enfermait tout, ses provisions, ses économies, ses souvenirs, ses lettres, ses boucles d’oreille, ses photos, dans un invraisemblable empilement de boites, serrées de ficelles et de rubans, et cadenassées au fond des commodes, des placards et des armoires. Cet amoncellement de secrets et de trésors engendrait une quantité de petites clefs qu’elle transportait, toutes suspendues à la ceinture de son tablier, pour ne pas les perdre. Les perdre, et c’était toute sa pauvre vie qui se serait défaite à nouveau. J’ai enterré ma mère avec ses clefs.  Tentative chimérique pour préserver le peu qui restait de cette vie étriquée dont la seule porte de salut avait été de vouloir faire de moi « quelqu’un de bien ».

     Après la mort de ma mère, j’ai décidé de grandir, j’ai arrêté d’avoir peur et de me cacher pour pleurer. J’ai arrêté de pleurer. En vingt ans, je suis devenu quelqu’un. De bien ? Je ne sais pas. De biens, oui. Belle maison et jolie voiture. Belle entreprise et jolies responsabilités. Belle femme et jolis enfants. Belle gueule et jolies montres. Ma vie comme un scénario de film. Moi dans le rôle titre. Hélène, premier rôle féminin. Et l’armée des seconds rôles, des figurants et des techniciens pour faire en sorte que tout cela tourne. Moteur ! Action ! Coupez ! C’est ce dernier mot que je n’ai pas entendu arriver. Parce qu’il ne s’est pas annoncé. Parce que personne ne l’a prononcé. Il s’est installé insidieusement dans le décor. Est rentré sans effraction dans les pensées des uns et des autres. Les figurant se sont lassés les premiers, ont quitté la scène. Sans rien demander, sans faire de bruit. D’autres ont été plus exigeants. Ont demandé des explications, des raisons, des compensations. Qu’est-ce que je pouvais dire ? Que je n’y croyais plus, que j’étais fatigué, que tout cela ne m’amusait plus. Les amis se sont fait rares. Ont disparu tout à fait. Après le départ des enfants, Hélène s’en est allé, un beau jour. Je n’ai même pas cherché à la retenir. J’aurais fait la même chose à sa place. Mais on ne peut pas se quitter soi-même.

     Dans la grisaille de cette fin de journée qui se noie dans la brume, je m’ébroue. Je respire doucement l’odeur de chien mouillé qui monte du bord de mes manches. J’ai retiré mes mains de mes poches. J’en passe une à l’arrière de ma nuque, pour masser la douleur sourde qui tenaille mes cervicales, de nouveau, encore, à laquelle je ne m’habitue pas. Je pose l’autre main par terre, sur les galets. Machinalement j’en prends un, lisse et froid. Je passe le pouce sur le grain de la pierre. Si fin, si doux. Ma paume enveloppe très exactement la courbe ronde du caillou. Et soudain, trente ans plus tard, me remonte en mémoire la douceur du crâne de mon fils, si petit, si fragile, dont la chaleur venait se lover avec la même exactitude dans la courbure de ma paume. Un sanglot sec m’étouffe. Sans larmes. Il y a longtemps que je ne pleure plus.

     Je me lève. Je lance le galet. Il fait trois ricochets à la surface de l’océan. Pas mal !

Silvia Bonnet

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire