Tandis qu'il pose les
carreaux de faïence, il se dit que c'est poser sa vie dessus la vie
de l'autre, celui d'avant. Et va savoir, il ne peut s'empêcher de
faire le parallèle d'avec la mer. C'est vrai que le carrelage est
lui aussi d'un gris profond, dans lequel l’œil se noie, mais si
peu pourtant. C'est vrai que le carrelage est blanc lui aussi, d'une
écume sans gueule pourtant. Il n'empêche. Il voit défiler sous ses
yeux tous ces tableaux de peintres qui dépeignent la mer, repeignent
la mer. La reprennent. Il y en a cent, mille, des dizaines de mille
et nonobstant aucun n'est le même. Chacun en chacune des peintures y
a ajouté son œil, son propre vécu de la mer. En la représentant
telle chacun s'y représente. L'activité des mains entraîne celle
de l'esprit. Ça ne vide rien du tout. Et tandis qu'il pose les
carreaux de faïence, il projette déjà le prochain geste, la
prochaine découpe, calcule les pièces de bois pour le coffrage de
la pièce d'à côté, voit la mer et des scènes de mer alors qu'il
écrit, mais dans le vide. Dans l'espace entre sa tête et le mur. Et
rien ne se vide. Ça s'accumule, comme des diapos qui s'enchaînent.
Ça s'accumule sans s'envahir, se chevauche sans se toucher. Comme
les carreaux de faïence qui monte toujours plus haut, mais sans que
les croisillons ne soient visibles. Le lien existe, le lien est là
qui ne se fait pas voir, et l'huile du coude continue à faire
tourner l'esprit. Il se dit qu'il a beau encoller sa vie sur la vie
de l'autre, un autre encore plus tard fera la même chose. En
s'appuyant ou pas sur sa propre vie. Afin de bâtir il faut
déconstruire. De ce qu'il y avait, de ce qu'on a. L'autre jour il
faisait beau. Assez pour aller la voir. L'avenue avait déroulé une
longue langue avant de la laisser parler d'elle-même. Bien sûr elle
était là. Elle y est toujours. Et tous la regardaient d'avec leur
propre vie. Ou ne la regardaient pas. Elle était là quand même. A
un moment, il s'est rendu à son bord. Malgré la foule, il n'y avait
personne autour, et les ridules d'eau arrimaient croquer ses
semelles. Une petite grâce entre les graisses luisantes. Et la
certitude d'être présent. Gonfler comme les centaines de
cerf-volants alentour. Planant à cent mille, ou cent milles. Ou au
moins à trente-quarante mètres du sol. A la fois voile creuse et
tendue, et pleine de vent. Qui ne se voit pas, en l’occurrence. Il
suffit d'un cerf-volant pour rendre le vent matériel. Prêt à
toucher. La certitude elle est là. Elle se crampe comme le poignet
sur le couteau. A faire pénétrer en corps, comme la pâte à joint
entre les carreaux. Ça finit toujours par peser un peu sur le bras,
l'air de rien. Alors qu'il appuie pour bourrer les interstices, une
symétrique invisible appuie de même, sur son propre bras. Une
certitude d'on ne sait quoi, pas toujours. Et la perspective
d'avancer dans son tableau, apposant de l’œil et du couteau les
dernières touches qui mueront bientôt la cabine de douche en détail
de mer. Les côtes à côtes, comme les côtes à l'eau, ne sont que
des limites physiques sur lesquelles œil et doigt se coupent. Et
après, d'autres unités centrales. Et rien ne se vide. Ça
s'accumule, comme des diapos qui s'enchaînent. Ça s'accumule sans
s'envahir, se chevauche sans se toucher
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