vendredi 26 avril 2013

De la pose des faïences

 

 
Tandis qu'il pose les carreaux de faïence, il se dit que c'est poser sa vie dessus la vie de l'autre, celui d'avant. Et va savoir, il ne peut s'empêcher de faire le parallèle d'avec la mer. C'est vrai que le carrelage est lui aussi d'un gris profond, dans lequel l’œil se noie, mais si peu pourtant. C'est vrai que le carrelage est blanc lui aussi, d'une écume sans gueule pourtant. Il n'empêche. Il voit défiler sous ses yeux tous ces tableaux de peintres qui dépeignent la mer, repeignent la mer. La reprennent. Il y en a cent, mille, des dizaines de mille et nonobstant aucun n'est le même. Chacun en chacune des peintures y a ajouté son œil, son propre vécu de la mer. En la représentant telle chacun s'y représente. L'activité des mains entraîne celle de l'esprit. Ça ne vide rien du tout. Et tandis qu'il pose les carreaux de faïence, il projette déjà le prochain geste, la prochaine découpe, calcule les pièces de bois pour le coffrage de la pièce d'à côté, voit la mer et des scènes de mer alors qu'il écrit, mais dans le vide. Dans l'espace entre sa tête et le mur. Et rien ne se vide. Ça s'accumule, comme des diapos qui s'enchaînent. Ça s'accumule sans s'envahir, se chevauche sans se toucher. Comme les carreaux de faïence qui monte toujours plus haut, mais sans que les croisillons ne soient visibles. Le lien existe, le lien est là qui ne se fait pas voir, et l'huile du coude continue à faire tourner l'esprit. Il se dit qu'il a beau encoller sa vie sur la vie de l'autre, un autre encore plus tard fera la même chose. En s'appuyant ou pas sur sa propre vie. Afin de bâtir il faut déconstruire. De ce qu'il y avait, de ce qu'on a. L'autre jour il faisait beau. Assez pour aller la voir. L'avenue avait déroulé une longue langue avant de la laisser parler d'elle-même. Bien sûr elle était là. Elle y est toujours. Et tous la regardaient d'avec leur propre vie. Ou ne la regardaient pas. Elle était là quand même. A un moment, il s'est rendu à son bord. Malgré la foule, il n'y avait personne autour, et les ridules d'eau arrimaient croquer ses semelles. Une petite grâce entre les graisses luisantes. Et la certitude d'être présent. Gonfler comme les centaines de cerf-volants alentour. Planant à cent mille, ou cent milles. Ou au moins à trente-quarante mètres du sol. A la fois voile creuse et tendue, et pleine de vent. Qui ne se voit pas, en l’occurrence. Il suffit d'un cerf-volant pour rendre le vent matériel. Prêt à toucher. La certitude elle est là. Elle se crampe comme le poignet sur le couteau. A faire pénétrer en corps, comme la pâte à joint entre les carreaux. Ça finit toujours par peser un peu sur le bras, l'air de rien. Alors qu'il appuie pour bourrer les interstices, une symétrique invisible appuie de même, sur son propre bras. Une certitude d'on ne sait quoi, pas toujours. Et la perspective d'avancer dans son tableau, apposant de l’œil et du couteau les dernières touches qui mueront bientôt la cabine de douche en détail de mer. Les côtes à côtes, comme les côtes à l'eau, ne sont que des limites physiques sur lesquelles œil et doigt se coupent. Et après, d'autres unités centrales. Et rien ne se vide. Ça s'accumule, comme des diapos qui s'enchaînent. Ça s'accumule sans s'envahir, se chevauche sans se toucher


 

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