Ce
matin j'ai ressorti l'imper noir. C'est qu'ici il pisse comme il
cogne, sans prévenir. J'en ai vidé la poche intérieure avant de
partir bosser, de ces papiers suffisamment importuns pour qu'on les
oublie toute une année, sans regarder plus. En rentrant,
réordonnant la maison, je retombais sur ces petits papiers pliés
que je me détaillait, au cas où. L'un deux, coïncidence, édictait
le mois de mai de l'an passé, son lot de baptêmes, quelques sorties
et rendez-vous. Suffisamment pour avoir eu besoin de les reporter sur
un bourgeon de mémoire externe. Un autre renfermait sur lui-même
une ébauche de liste de course. Des légumes dont les épluchures
ont déjà nourri d'autres épluchures déjà perdues. Le troisième
papier comportait au dos quelques mesures gribouillées à la hâte,
et un degré se franchit encore lorsque dépliant je lus le slogan
naïf « regard tourné vers le large » de l'étiquette.
En fond se dessinaient chanvre et bleu deux nœuds en huit desserrés.
Entre ces attaches tomba sur la table un étui de coques vides et
fripées de paracétamol. L'angle se fit aigu.
J'avais
toujours des maux de tête, même s'ils étaient moins fréquents.
Mais je ne dormais pas mieux, même si j'avais moins de relents. Sans
crever, l'année défila à toute vitesse, et délia ce mot qui prit
forme ce matin dans les yeux embués du jardin « conception de
la vie ». Oui, les mots prennent forment tous seuls, sans qu'on
ne leur demande quoi que ce soit. Ils viennent emmerder leur monde
jusqu'à ce que je les reporte, déroule le fil pour les lier dans
une ou quelques phrases avec leur idée. Souvent je les publie
ensuite, et regarde, plus plus ou moins content. Et parfois un ou
deux lecteurs le sont aussi, plus ou moins. Ceux-là résonnaient
bateau, plutôt bidon de radeau. Ils résultaient certainement de la
dérive du continent de la tronche (encore). Comme un rot du
subconscient après avoir digéré, mais ingéré beaucoup d'air, de
vent, dans les bronchioles et les synapses. Ils venaient cogner aux
pare-battages des ritournelles internes des dernières semaines.
C'était
tellement con qu'il n'y avait pas besoin de les traduire, d'en tirer
le fil, dérouler le cocon dans lequel il s'enfermait. « conception
de la vie », tout tenait dedans. Une définition en soi par son
sens littéral. Puis je me suis dit qu'un, ça ne pouvait sortir
comme ça, et que deux ça sera encore mal pigé, comme plus du tiers
de ce que je partage. D'un autre côté, une fois partagé, c'est
départi, ça ne me concerne plus vraiment. Plutôt celui qui se
regarde dedans. Et sur cet an j'ai souri en me confortant, à tord ou
à raison, dans le fait que je m'y rapprochais. Malgré les insomnies
dont je maîtrisais mieux les impacts et les trous dans le jour, je
n'ai pas pu m'empêcher de penser que c'était déjà pas mal, de s'y
rapprocher. J'étais lucide quand au fait que finalement je ne
concevais rien. Je ne faisais que digérer et recracher.
J'ai
repensé à Ju qui, préparant tête baissée un tournant dans la
ligne droite de sa vie, avait évoqué la veille ce que nous avions
en commun de nos relents, avec un certain soulagement qui ne
délestait pourtant pas l'inquiétude du virage à venir. Ces mêmes
dégueulis d'histoires banales qui ne le sont pas quand ils vous
concernent, et qui nous avaient fait nous rencontrer. J'ai repensé
dans le même laps de temps où elle parlait à Max qu'elle allait
bientôt épouser, avec qui nous avions tenus les mêmes propos
quelques jours plutôt. Cynique l'idée qu'ils voulaient tous deux se
rassurer m'amusa, mais fut vite chassée par la certitude de leur
certitude. Et celle-là je ne peux pas m'empêcher de la trouver
belle, même s'il me restait des difficultés à y adhérer
complètement. Le couple, oui, le mariage, c'était autre chose. Je
songeais au mien, qu'il allait bientôt falloir orchestrer. Pour la
forme, parce qu'au fond. J'y voyais une certaine vacuité, dans le
sens où nous avions plus que souvent le double de vie commune que la
plupart de nos connaissances du même âge, et que ce mot terrible me
renvoyait irrémédiablement au premier modèle observé. Un modèle
à la fois débile et indélébile dans sa tâche.
Pensant
ainsi aux rencontres j'en passais de manière très rapide aux autres
personnages de ces dernières années. A ceux qui m'avaient mis le
pied à l'étrier de l'écriture. Aux autres qui avaient claqués la
croupe de canasson qui s'essoufflait à présent. À
Catherine qui attendait une réponse qui ne venait pas, pour la
publication d'un texte de son cru dans le pli de mes mains qui
plissaient à reculons. Non pas que le texte ne me plût pas, mais
comment se motiver quand on l'est pas pour son propre travail. J'y
arriverais, car il faudra bien que je recrache. J'en vins à penser à
ceux que l'écriture me fit croiser, souvent ce même genre de
personnes qui m'avait mis un pied à l'étrier tout court, parfois
sans le savoir, un pied au cul sur mon propre trou de balle à la con
qui se prenait trop souvent pour un nombril. On a tous son héritage
de lacunes... Je me suis dit une fois de plus que Vincent avait
raison, et constatais ma marge de progression dans ce sens. Un sens
qui tend les bras, pas un de ceux qui infléchissent ou pointent une
direction. Ça pique moins la main, ça arrache moins la gueule,
quand on tâtonne. L'angle se referme, et pourtant il n'est pas plat.
On
m'avait interrogé sur ce que je voulais faire, quelques jours
auparavant. C'est que c'en était une, de ces périodes où l'on
croise, à dessein, pour mieux s'intégrer, pour mieux s'interroger,
aussi. J'avais déjà craché à la gueule du monde, de la politique,
de la rurbanisation. J'avais trouvé ma propre réponse à
l'engagement. C'était la même réponse qu'il y avait finalement à
faire à la question de ce que j'étais, lorsque j'étais planté aux
côtés d'écrivains, de poètes. Non, je ne suis pas poète.
J'écris. C'est déjà bien assez. J'ÉCRIS,
c'est déjà suffisant. Il n'y a pas d'étiquette supplémentaire à
agrafer sur ma couenne de mammifère. Et quoi alors, ce qu'on voudra
que ce soit... qui n'est à peine le propos. Ces derniers mois n'ont
été que cela, toujours plus nettement, écrire une vie digérée,
c'est-à-dire recrachée. Imbibée de l'urgence de la patience. Une
menuiserie de mots transpirant leur cadre. Une restauration de
l'ancien qui permette la circulation, la respiration. Tous les
travaux engagés n'étaient en fin de compte qu'une restauration, une
succession de décroissances luttant contre l'impératif de la
consommation, du déplacement de l'homme en simple produit. L'on
s'échauffe à n'être plus que des consommables qui se consument.
Le
seul « neuf » qui a passé la porte récemment sont ces
livres, souvent signés, d'idées, de vie, de conception qui se
refont, qui luttent à leur façon. Le tissu humain est comme ces
carnets de papier, il comporte sur sa page blanche les ratures des
pages précédentes. Le crayon bute parfois sur les sillons. Et
contrairement à ces carnets qui s'entassent dans les angles des
étagères, on signe sur des pages perpétuelles. On fait renaître,
on renaît, on conçoit de la vie. En vrai ou en tête on s'équilibre
sur du papier, on équilibre du papier se mettre debout une fragilité
qui ne tient pas de place n'a pas de place à tenir, juste tenir. A
naître. Comme le mur le meuble décapés grattés rabotés jointés
polis patinés, matières mâchées et remâchées. Pas pour faire
beau, pas pour orner, habiller rencogner s'en cogner faire style, il
y a à dénuder les fils, désosser des crans pour y mettre les
doigts savoir pourquoi les doigts savoir mettre à plat. Une matière
réelle qui ne sonne pas creux, ne se décomposera pas à la première
drache.
A reconstruire, apporter comme peut si peu une certaine
épaisseur au papier, en essayant à se dépiauter les doigts de ne
pas y aller jusqu'à l'os. Il y a d'autres petits papiers dans la poche de l'imper, une autre liste d'autres courses, d'autres mesures d'autres bois, plus de paracétamol, la trace absente de quelques lignes à venir, et des nœuds qu'on ne sent qu'en roulant les doigts.