vendredi 24 août 2012

La caresse du caillou




     Disparues. Je ne les ai pas vraiment cherchées non plus, on peut dire. Je n'y descendais jamais. Pas besoin d'une cave ni du pauvre vélo dans la cave. Du vin, imaginons du vin stocké, rangé par vignoble, par année, là oui, je me serais battu des pieds et poings, des barres pour forcer la porte, le cadenas, la serrure. Mais une cave avec un vélo, à quoi bon ?
     Les clefs disparues, j'évitais les antres de mon immeuble, obscurs et angoissants, la minuterie qui nous presse, la saleté de nos vies vides... Ça m'arrangeait presque.
    Et puis c'est comme tout, tu cherches, tu ne trouves pas, l'amour, la rime, la raison, tu ne cherches pas, tu trouves, la facture, les clefs, l'espoir.
    Marie était partie une semaine avant que je me rende compte de cette perte. Les deux absences me semblaient liées, bêtement. On n'aime pas vraiment réfléchir, c'est plus facile les analogies insensées, déchiffrer, profondément, ça fait mal. On préfère rêver, associer les objets, les personnes, les noms, les étoiles, rendre tout symbolique. Elle part, les clefs disparaissent, elle ne revient pas, les clefs non plus.
    Elles, les clefs et Marie, ont suivi l'exemple des enfants, plus rapides, moins bêtes qu'elles. Plus vite partis, seule solution. A quoi bon contempler le désastre ? Elles sont plus lentes à comprendre, toujours. Des ulcères plein le corps, ils ont quitté le navire, les rats. Rongés de l'intérieur, deux petits poissons aux ouïes trop petites, bocal sans air ici, sans eau. Vitale sûrement la fuite.
    Trois pas dehors et les possibles pleuvent. Des parcours de vie à dessiner loin du bocal. Et Marie qui les suit, du regard au début, toujours cette erreur de croire qu'elle peut m'aider, que ça peut revenir, que le goût peut se retrouver, qu'on peut enfoncer le dégoût.
     Avec leurs portables, ils s'envoyaient des nouvelles du front, de notre prison et de leur illusion de vie, dans leur dehors pourtant aussi limité que mon dedans dont je connais chaque couture, chaque frontière, mieux encore depuis qu'ils n'y sont plus, les enfants, les clefs et Marie, mère-courage. Ils doivent continuer, s'agiter toujours, brasser cette erreur d'air, une habitation, un espoir de soi, une forme plate d'horizon.
    De la chimie, il ne reste que le blanc, proche du bleu, que j'aime à diluer jusqu'à en perdre l'essence. Piétiner les camisoles, un temps, ça m'a plu. Jeter les pilules, méthodiquement, à la poubelle, en suivant à la lettre la posologie, pour pourrir la poubelle, pour qu'elle comprenne bien qu'elle était ma nouvelle bouche. Puis j'ai tout jeté d'un coup. L'apothicaire ne venait plus me livrer, la poubelle conservait sa teinte de jeune fille, rouge métallique, loin de la pâleur escomptée, la même que les fuyards. C'est solide le métal et le plastique, bien davantage que les os et la chair.
     Je sortais des nuages, de la ouate, des berceuses savantes et dessous, bien au creux, mes sens retouchaient mes peurs.
   Mes pinceaux avaient eu le temps de sécher. La seule toile que je considérais achevée était l'immaculée que je ne parvenais pas à attaquer, à salir. Un blanc étonnant, plus mat dans mon regard pourtant qu'il n'était granuleux, ou peut-être satiné dans mon salon retourné, tout en tranchées, de temps, de poussières et de choses insanes. On séchait entièrement, à supposer que je fusse encore plein d'un liquide, sang qui ne passait pas, sève qui ne montait plus.
    C'était le moment pourtant de tracer les monstres qui ne m'autorisaient plus à les peindre. Finis les heurts, les impacts de cervelle et de cris qui vidaient mon corps et brunissaient mes toiles, tendues par mes pauvres nerfs.
    Marie et les rejetons ne venaient plus, se contentant de faire sonner mon téléphone à heures régulières, respectant les découpages du temps adoptés par la masse des fouilleurs de merde. La seule image qui perçait encore mes paupières était cet enfant que j'avais croqué à la gouache trente ans plus tôt. Cet enfant aux longues larmes qui scellaient le contour de ses joues rongées par la peur et la faim. Cet enfant de profil à qui j'avais tout donné et qui m'avait tout pris, mes épouvantes, mes cachettes souterraines quand crachaient les avions, mes mains croquées par mes dents de lait, mes rêves. Lui avec sa veste adulte, frappée du svastika, petit enfant russe, petit animal juif qui avait troqué son étoile par la croix pour mieux inspirer cet air interdit, pour relever le menton dans une grotesque assurance, pour venger père, mère, voisins, tous les disparus et rassurer tous les terrés, les tapis dans une ombre de plus en plus courte et fine. Lui, moi, depuis ce jour, fermés.
     Ce n'est pas la clef que je cherchais. J'avais retourné tout l'appartement quand l'éclair me traversa. Ma carabine n'était pas là, elle dormait dans sa housse, derrière le vélo, contre l'étagère, à côté des photos, sous le châssis cassé, dans la cave.
     Les clefs, revenir à la chasse aux clefs ou défoncer la porte, le petit rempart absurde à la délivrance. Entrer, charger la bête, avaler le canon et bras tendus, doigts crochus, presser la détente.
    J'ai surpris le tintement du trousseau quand je jetais à terre le meuble à chaussures de l'entrée. Elles logeaient dans l'une des vieilles tennis d'un des deux enfants.
    Tout en place et la rage et la mort. Lumière, minuterie, poussière, tout m'attendait en bas. Les clefs ouvrent les portes dans ce monde. Pas d'obstacle. L'enfant en tête, ses mains avalées par la veste militaire, son profil, nos larmes, son étoile grimée – rien, entre lui et moi, rien dans les restes de vie ne retient mes pas.
    Elle est chargée depuis toujours, cliquetis bien connus. Mes bras se tendent et tremblent sous le poids de l'arme. Juste avant la fin, mes yeux tournent, cherchent une dernière image, autre que l'enfant, autre que moi.
   Une boîte, petite, en vieux carton fripé, oubliée, devant les albums photos. Elle m'appelle d'une voix plus suave que l'arme. Le canon se baisse de lui-même. Dans la boîte, un caillou gris, tout poli. Il avait déformé les poches de tous mes pantalons pendant des années, fragment arraché de la plage de l'enfance, cœur fragile de la grève.
    J'avais oublié ce petit galet rassurant que je caressais du bout des doigts, à toute heure, la nuit surtout. Souvenir de peau maternelle, folle et douce empreinte minérale, petit savon de lait.
    Entre mes doigts à nouveau – le poids des ans. Il regagne ma poche qui l'attendait.
    L'arme d'elle-même remonte jusqu'à mes lèvres.

Hervé le Dervé

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